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Focus

Jean-Pierre Bonfort sur les traces de Louis Barthas

Vers la tuerie
Vers la tuerie

© Jean-Pierre Bonfort

Le format de l'image est incompatible
La guerre de 1914-1918 vit une mobilisation générale et mit en jeu des armements nouveaux particulièrement destructeurs, tant pour les hommes que pour la nature. Par un travail photographique, Jean-Pierre Bonfort aborde la question des traces encore visibles un siècle plus tard sur quelques-uns des lieux de combats, en prenant pour guide les carnets de Louis Barthas.

Des possibilités multiples

Le projet de découvrir photographiquement les traces contemporaines de la première guerre mondiale offrait plusieurs options reposant sur le constat que, de fait, les traces abondent ou sont devenues quasi invisibles, et ce sur une aire couvrant dans sa presque totalité la partie septentrionale de la France, des Flandres aux Vosges.

Elles abondent, car elles ont été préservées avec précaution, sur quelques grands sites emblématiques (Douaumont, la Main de Massiges, Lorette, etc.), et que des mémoriaux y ont été bâtis, ou parce que les constructions fortifiées sont demeurées en place, ou que les dégâts architecturaux et paysagers se sont avérés irréversibles.

Le charnier de Lorette
Le charnier de Lorette |

© Jean-Pierre Bonfort

D’autres traces sont invisibles ou illisibles, soit qu’elles demeurent mécaniquement dissimulées (obus non explosés, morceaux de métal, fragments d’armes ou d’uniformes, restes humains enfouis), soit qu’elles ne puissent être d’emblée identifiées comme traces sans une investigation, voire le recours à une archive. En ce sens, quantité d’axes de travail étaient possibles.

La rencontre d'un récit et d'un photographe

Il s'agit ici de suivre le témoignage, les vicissitudes, les trajets d’un seul homme pris dans cette guerre, et de visiter les divers lieux où il fut affecté pendant cette période de quatre ans, même si tous les théâtres d’opérations n’y figurent pas.

Louis Barthas (1879-1952), caporal natif de l’Aude, a suivi un parcours qu’il n’avait pas choisi, s’est déplacé sur un territoire qui ne lui était pas familier et qu’il découvrit au fil des mois. Suivre les étapes de ses interminables marches et contre marches, et par conséquent tenter de retrouver dans le paysage la réalité de ses descriptions sembla alors, à l’évidence, tant un travail photographique qu’un travail de mémoire.

Vers le chanier de Lorette
Vers le chanier de Lorette |

© Jean-Pierre Bonfort

Le 296e régiment de Béziers en Champagne
Le 296e régiment de Béziers en Champagne |

© Jean-Pierre Bonfort

Le « parcours contraint » constitue l’un des grands thèmes de recherche et de création de la photographie. Nombre de photographes s’y sont confrontés, déterminant à l’avance une aire de travail ou le hasard puisse avoir sa part, ainsi Bernard Plossu, ou, au rebours traçant un itinéraire précis sans écart possible comme le fit Thierry Girard au Japon.

Suivre les routes empruntées par Louis Barthas lors de ses longues marches signifie de surcroît l’acceptation d’une double contrainte : à aucun moment Barthas ne fut libre de ses choix. C’était éprouver physiquement et mentalement l’apparente incohérence des allées et venues, la rudesse des conditions de ce soldat et de ses compagnons.

Le photographe Jean-Pierre Bonfort qui vit et travaille à Grenoble, a relevé ce défi.

Le guide. Louis Barthas, un homme pris dans la tourmente

En février 1919, le caporal Louis Barthas est démobilisé. À l’exception de quelques brèves permissions, il aura passé – depuis novembre 1918 – quatre années pleines sur le front : Artois, Flandres, Champagne, Argonne... Il a participé aussi bien à l’offensive de la Somme, aux batailles de Notre-Dame-de-Lorette que de Verdun. Bien qu’il appartint aux troupes de poursuite et non aux troupes d’assaut, il a connu toutes les vicissitudes, la misère, la peur, la fatigue, les maladies, les chagrins, les deuils qui étaient le quotidien des soldats de la première guerre mondiale.

Il entreprit immédiatement de rédiger ses mémoires, ou du moins de mettre au propre les notes qu’il n’avait cessé de prendre au fil de ses affectations. Ce seront au total 19 cahiers d’écolier, couverts de sa belle écriture calligraphiée à l’encre violette, et parfois illustrés de cartes postales et d’articles découpés dans les journaux, 19 cahiers qui seront le mémorial des camarades mort au combat.

« Et moi, survivant, je crois être inspiré par leur volonté… » Ces écrits demeureront inconnus jusqu’en 1978.

Publiés sous le titre Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918 en 1978 par les soins de l’historien Rémy Cazals, ils ont immédiatement trouvé un écho auprès du public et connu depuis lors de nombreuses rééditions et traductions. Ce texte n’était apparemment pas, à l’origine, destiné à une publication commerciale. Il s’agissait pourtant d’une ferme décision de faire mémoire des événements, des camarades, des souffrances endurées par les citoyens mobilisés, issus de toutes les régions France.

Le 296e régiment de Béziers en Champagne
Le 296e régiment de Béziers en Champagne |

© Jean-Pierre Bonfort

« – Et toi, me dit Ferié, toi qui écris la vie que nous menons, au moins ne cache rien, il faut dire tout.
– Oui, oui, tout, tout. Nous serons là pour témoins, on ne crèvera pas tous peut-être, appuyèrent les autres.
– Ils ne nous croiront pas, dit Mondiès, ou bien ils s’en foutront… »

Barthas indique avec précision lieux et dates, construit son récit dans un style simple et vivant, restitue de manière réaliste le quotidien des tranchées et la perception qu’ont de la guerre ces hommes qui ne sont pas des soldats de métier. Les dialogues et les réflexions de ses camarades d’escouade ou le comportement de la hiérarchie sont rendus avec autant de naturel que de vérité et de talent littéraire – Barthas fut un écolier brillant. L’évolution du moral des soldats au fil des années, leurs moments de révolte ne sont ni dissimulés, ni caricaturés par ce pacifiste. Écrit de première main par un témoin direct, ce récit a de plus le mérite supplémentaire de couvrir presque toute la période. Barthas, épuisé et malade, sera évacué vers l'arrière en 1918, avant la dernière offensive. Les Carnets ont ainsi constitué le socle du travail photographique de Jean-Pierre Bonfort. Louis Barthas fut en quelque sorte son guide au sein d’un territoire largement transformé au fil du vingtième siècle.

Un protocole de travail

Offrir une vision actuelle des traces encore présentes du premier conflit mondial, sur le front français relevait également d’un choix de méthode photographique. Le nombre d’images produites – dont seulement une trentaine sont présentée ici –, a cependant une valeur d’exemplarité, une efficacité propre à faire entrevoir le paradoxe que sous-tend la question de la trace.

En réfléchissant à la manière dont, actuellement, un soldat en de telles circonstances pourrait rendre compte de sa vie quotidienne, il est apparu que, au lieu d’écrire des lettres aux siens, comme le firent – dans des termes souvent admirables – bien des « poilus » de 1914, il utiliserait autant que possible son téléphone mobile pour envoyer des images et de courtes séquences vidéos. Le téléphone mobile est un outil relativement nouveau, et la possibilité de diffuser des images par ce moyen est largement attestée par les témoignages récents sur les guerres contemporaines.

Il était également important que le photographe n’ait aucune connaissance préalable du terrain, et n’ait pas réalisé de reportages ou de travaux artistiques sur ces sites. Il devait se trouver dans la situation du caporal Barthas : découvrir le terrain, entre autres ses particularités géologiques et son climat. Jean-Pierre Bonfort utilise depuis longtemps des pratiques minimales, et les maîtrise parfaitement. Il a repris, à l’instar des photographes voyageurs, l’itinéraire annoncé par Louis Barthas afin de témoigner de l’état actuel des paysages.

Il a toujours innové dans le domaine des pratiques modestes, incluant également les modes de tirage. Il utilise, entre autres processus, des papiers  trouvés de toutes sortes avec une préférence pour les papiers qui « boivent », des papiers vendus sur les lieux où il travaille ou encore comme ici un objet commercial banal : le matériau à papier peint. « Je recycle en papier de tirage des papiers qui ne sont pas faits pour cela », ajoute le photographe. La modestie du support exalte ici à la fois l’intention esthétique et la fragilité de la vision.

Muni de la feuille de route issue de la lecture du livre, des cartes de déplacement fournies par Rémy Cazals, Bonfort a donc effectué, entre 2012 et 2013, pas moins de sept voyages, afin de tenir compte autant que possible des saisons de l’année, et des conditions météorologiques qui jouent un rôle capital dans le récit de Barthas.

Paysages et traces. La question de l’écart

Si l’on se réfère aux photographies prises à l’époque, ce ne sont que terrains bouleversés, cultures et végétation pulvérisées, villes et villages en ruines, grands arbres hachés, restes humains maintes fois déchiquetés par la mitraille… La vision d’apocalypse décrite par Barthas tout au long de son texte est saisie crûment par les images de ces années de guerre. Cent ans plus tard, que voit Jean-Pierre Bonfort sur cet itinéraire ?

Les sites des combats de la première guerre mondiale se révèlent en creux comme des « paysages » provisoires. Les cicatrices du terrain sont parfois très perceptibles, comme à Vimy ou Douaumont, sur quelques hectares de la cote 304 et du Mort-Homme, entre autres. Cependant à quelques centaines de mètres, les bosquets ont reverdi, les animaux pâturent dans les prairies, les champs de blé ondulent au vent. Plus loin, villages et maisons sont rebâtis, murs solides, tuiles rouges. Seuls quelques indices ténus donnent à penser que ce paysage n’est pas le fruit d’une lente évolution. Un événement terrible s’est produit là autrefois, mais le paysage n’est qu’un témoin muet.

Le charnier de Verdun
Le charnier de Verdun |

© Jean-Pierre Bonfort

L’offensive sanglante et stérile du 25 septembre 1915
L’offensive sanglante et stérile du 25 septembre 1915 |

© Jean-Pierre Bonfort

Souvent, retrouver un lieu évoqué dans les Carnets demandera une enquête auprès des habitants. Ainsi, le lavoir d’Auve, le Bois-Carré, l’ancienne caserne de Sainte-Menehould, l’emplacement d’une gare ou d’une voie de chemin de fer, qui jouent un rôle important dans le récit – quelques-uns des « monuments » personnels de Barthas – ont-ils sombré dans l’oubli.

Ce qui demeure à jamais visible tient aux conditions atmosphériques longuement évoquées au fil du récit : froid, neige, pluie, boue. À la configuration géologique aussi : Bonfort voit les routes infinies où se déroulaient les incessantes marches nocturnes, ou quelques vestiges d’architecture vernaculaire : granges, abris… Il voit aussi ce que n’a pas pu voir Barthas, les monuments, les mémoriaux, les immenses cimetières où sont ensevelis les combattants, qui sont les signes – et non les traces – les plus évidents du conflit.

Vers l’enfer de Verdun
Vers l’enfer de Verdun |

© Jean-Pierre Bonfort

Le photographe voyageur rencontre une forme de banalité, de platitude : ni pittoresque, ni tragique, encore moins d’exotisme. Une mélancolie pourtant. Il affronte une temporalité complexe : l’épaisseur d’un siècle. Seule la parole du témoin et son articulation avec l’image peuvent, en définitive, donner véritablement à comprendre la notion de trace.

Ceci pose la question de la fragilité et de l’ambiguïté d’un témoignage a posteriori par la photographie, de la photographie comme retour sur le passé. Nous mesurons l’écart entre le visible et la parole.

Ça a été, mais je n’étais pas là. J’ai été là, mais ce n’est plus cela.