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Comment déchiffrer l’écriture proto-élamite ?

Histoire schématique du déchiffrement de certains systèmes d'écriture et langues du Proche et du Moyen-Orient antiques.
Histoire schématique du déchiffrement de certains systèmes d'écriture et langues du Proche et du Moyen-Orient antiques.

© François Desset

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Comment comprendre des signes inventés et utilisés il y a plus de cinq mille ans ? L’écriture proto-iranienne ancienne, ou proto-élamite (vers 3300-3000 av. J.-C.) résiste encore aux tentatives de déchiffrement. Pourtant, plusieurs methodes pourraient permettre aux chercheurs de bientôt avancer.

Le récent déchiffrement de l’écriture proto-iranienne récente, dite aussi élamite linéaire (vers 2300-1880/1850 av. J.-C.), offre peut-être une nouvelle piste de recherche pour comprendre l’écriture des tablettes proto-iraniennes anciennes (vers 3300-3000 av. J.-C.).

La méthode de la comparaison linguistique : faire des liens avec des noms propres plus récents

La compréhension des séquences de signes enregistrant des noms de personnes constitue probablement la prochaine étape du déchiffrement de l’écriture proto-iranienne ancienne.

Comme la grande majorité des tablettes connues à l’heure actuelle vient de Suse, ce sont donc principalement les noms des habitants de cette ville entre 3300 et 3000 av. J.-C. qui seraient écrits. Or, avec l’adoption de l’écriture cunéiforme mésopotamienne à Suse lors de sa conquête par l’empire d’Akkad vers 2300 av. J.-C., nous avons accès, grâce à des contrats de vente ou de mariage ainsi que des documents liés aux questions d’héritage, aux noms des Susiens qui vivaient quelques sept siècles après la fin des tablettes proto-iraniennes anciennes, vers 3000 av. J.-C. Si la composition ethno-linguistique de la ville n’a pas connu de grande modification durant cette longue période, les noms propres récents pourraient être utilisés comme éléments de comparaison connus pour aborder les noms propres anciens et les notations anthroponymiques proto-iraniennes anciennes.

La méthode de la comparaison scripturale : faire des liens avec une écriture plus récente

Deux écritures liées ?

L’écriture proto-iranienne récente, ou élamite linéaire, était utilisée en Iran vers 2300-1880/1850 av. J.-C. Sept siècles environ la séparent de l’écriture proto-iranienne ancienne, ou proto-élamite, attestée entre 3300 et 3000 av. J.-C. Ces deux systèmes partagent-ils un lien ? C’est probable.

Les quelques 250 à 300 signes attestés dans les notations de noms propres dans les tablettes proto-iraniennes anciennes ont probablement dû connaître une phase de « tamisage » dans le courant du 3e millénaire av. J.-C.. Ce phénomène est aussi attesté dans d’autres contextes : ainsi, en Chine, les plus anciennes attestations de l’écriture remontent à l’époque Shang, dans la deuxième moitié du 2e millénaire av. J.-C. ; mais sur les 4500 signes utilisés à cette époque, seuls 1500 continuent d’être utilisés dans le courant du 1er millénaire av. J.-C., époque lors de laquelle ils sont parfaitement compris. Quelques 3000 signes auraient ainsi été écartés entre-temps, demeurant pour cette raison indéchiffrés à l’heure actuelle. De même, les hiéroglyphes égyptiens ont été « refondés » vers 2700/2600 av. J.-C. et débarrassés de nombreux signes jugés archaïques.

Une méthode « à rebours »

Si l’écriture la plus récente dérive de l’écriture la plus ancienne, elle pourrait constituer une clé importante pour le déchiffrement de cette dernière. Les différents signes de la phase récente correspondent chacun à un son, à une voyelle, consonne ou syllabe. Ces valeurs phonétiques pourraient être reportées sur les signes équivalents dans le système ancien.

Quelques éléments laissent penser que la correspondance existe réellement : de nombreux signes proto-iraniens récents sont reconnaissables dans les sources proto-iraniennes anciennes (56 des 77 signes proto-iraniens récents identifiés, soit 72%). De plus, les signes vocaliques proto-iraniens récents (correspondant aux phonèmes A, E, I O et OU) sont surreprésentés à la fin des notations des noms propres dans les tablettes proto-iraniennes anciennes, ce qui pourrait indiquer qu’ils prolongent la valeur vocalique du signe syllabique précédent.

Noms propres sur une tablette proto-élamite de Suse
Noms propres sur une tablette proto-élamite de Suse |

Photographie : © 2018 Musée du Louvre / Antiquités orientales ; Interprétation : © François Desset

Une méthode incertaine

Le principal écueil de cette approche à rebours est celui de l’anachronisme. Pourtant, c’est ainsi que le déchiffrement du cunéiforme a procédé depuis le 19e siècle, des textes les plus récents aux plus anciens. Les textes cunéiformes les plus anciens, les tablettes proto-cunéiformes, restent cependant encore hors de portée des chercheurs et demeurent en grande partie indéchiffrées. De même, la méthode à rebours ne semble toujours pas donner de résultats probants pour les écritures retrouvées en Crète et en Grèce continentales : le linéaire B mycénien (vers 1500-1200 av. J.-C.), déchiffré en 1952 par Michael Ventris, pourrait être dérivé d’une forme ancienne du Linéaire A minoen (vers 1850-1450 av. J.-C.) écrite à l’encre. Pourtant, le linéaire A résiste toujours aux tentatives de déchiffrement se basant sur le linéaire B et les valeurs phonétiques identifiées pour chacun de ses signes.

Un mur conceptuel entre les écritures les plus récentes et mieux comprises (cunéiforme mésopotamien et Linéaire B mycénien) et les écritures plus anciennes encore à comprendre (proto-cunéiforme mésopotamien et Linéaire A minoen) bloque ainsi dans ces deux cas l’approche à rebours, comme si les écritures avaient fondamentalement changé au cours de leur évolution suite à une réforme qui pourrait alors être qualifiée de proprement révolutionnaire, ayant eu lieu vers 2800/2700 av. J.-C. en Mésopotamie et vers 1500/1400 av. J.-C. en Crète et Grèce continentale. Si un tel mur est avéré dans le cas des écritures proto-iraniennes ancienne et récente, quelque part entre 3000 et 2300 av. J.-C., l’approche évoquée ici ne pourra mener alors également qu’à une impasse.

Mais si le croisement des méthodes, la première par comparaison linguistique avec l’onomastique susienne plus récente, la seconde par comparaison graphique avec l’écriture proto-iranienne récente, devait rencontrer quelques succès, cela donnerait alors accès aux noms des habitants de Suse à la fin du 4e millénaire av. J.-C. et donc aux plus anciennes données linguistiques connues au monde !