Découvrir, comprendre, créer, partager

Focus

Entre Cameroun et Congo, Eugène Brussaux

Le photographe de la mission Moll
Cavaliers moundangs
Cavaliers moundangs

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Le format de l'image est incompatible
L’Afrique, à l’aube du 20e siècle, est un continent sous joug colonial. Les traités franco-allemands (1894 et 1897) et franco-anglais (1898 et 1899) ont achevé de partager l’Afrique sub-saharienne en zones d’influence. L’heure est désormais à la détermination précise des frontières entre des territoires marqués du sceau toponymique du colonisateur. C’est dans ce contexte qu’en 1905 est mise sur pied une commission de délimitation du territoire entre le Congo français et le Cameroun allemand.
 

Une mission coloniale et scientifique

Sur le terrain, la mission française se divise en deux groupes : les régions allant de la Sangha jusqu’au Tchad sont sous l’autorité du commandant Henri Moll. Le périmètre d’action de la mission Moll comprend les régions encore mal connues des bassins du Logone et du Chari et intéresse à ce titre la communauté scientifique. Parmi les membres de la mission figurent plusieurs civils, dont Eugène Brussaux, délégué conjointement par le ministère de l’Instruction publique, le Muséum national d’histoire naturelle et la Société de géographie.

Compagnon de Pierre Savorgnan de Brazza de 1886 à 1891, second de la mission Cholet en 1890, Brussaux connaît le terrain de l’Afrique centrale et a, au cours de ces années, envoyé régulièrement des échantillons d’histoire naturelle au Muséum. Il a participé aux pourparlers de Berlin, qui ont abouti au premier règlement frontalier de 1894 entre Cameroun et Congo français. Au début du siècle, il est agent concessionnaire pour le compte de la Société commerciale et coloniale de la Kadéï-Sangha.

La mission Moll se déroule d’octobre 1905 à mars 1907, relevant plus de vingt mille kilomètres de frontières et fixant 160 positions astronomiques. Brussaux, plus spécifiquement chargé de recherches scientifiques et d’études à caractère ethnographique, conduit trois études principales : la première sur les Gbaya dans les premiers mois de 1906, la seconde sur les Moundang au terme d’un été passé avec eux, la troisième enfin sur les Laka. Il participe à la vie quotidienne des populations. Dans ses enquêtes, il aborde des thèmes aussi variés que le milieu géographique, les activités agricoles, la chasse et l’élevage, l’habitat, les caractères physiques des populations, le vêtement, la coiffure, les mœurs, la religion, les jeux, les fêtes, l’organisation politique ou encore la position de la femme. Il établit le premier vocabulaire comparé des six peuples principaux de la région : Gbaya, Moundang, Laka, Peul, Mbum et Toupouri.

Notes sur les Moundans : la préparation du mil
Notes sur les Moundans : la préparation du mil |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Brussaux ne se contente pas de noter mais pratique la photographie, comme plusieurs autres membres de la mission, dont Moll lui-même. Depuis plus d’un quart de siècle, la photographie accompagne ainsi les campagnes coloniales : elle documente l’avancée des troupes, l’établissement des postes militaires, la création d’infrastructures routières ou ferroviaires et, si elle s’intéresse aux populations, c’est le plus souvent dans la mesure où la connaissance de ces dernières sert le projet colonial. Au Soudan, les officiers Pierre Delanneau ou Adrien Famin ont couvert les campagnes de Gustave Borgnis-Desbordes en 1882 et de Joseph Gallieni en 1887 ; en 1892, le journaliste Marcel Monnier a suivi Louis Binger dans son exploration de la Côte d’Ivoire.

L'un des premiers reportages ethnographiques du 20e siècle

La moisson photographique réalisée conduit Brussaux, en tant que photographe principal de la mission, à envisager au retour la réalisation d’un album. Son projet relève d’un choix sensiblement différent de ceux des autres campagnes militaires. Sur les 289 clichés qu’il rassemble, une petite dizaine seulement trahit la présence coloniale – alors même que de telles images sont bien présentes dans le fonds de négatifs conservé à la BnF : un palabre entre officiers et chefs locaux, une troupe de tirailleurs, des porteurs. Les membres de la mission n’apparaissent pas, ni les étapes de leur progression de la Sangha vers le Tchad. Les opérations de mesure le long de la frontière sont absentes (à l’exception d’un cliché de borne astronomique).

Il s’agit pour Brussaux de décrire les peuples dans leur environnement géographique et à travers leur mode de vie : les jeux, les fêtes et autres scènes du quotidien témoignent de la relation de confiance instaurée par le photographe. Les activités agricoles et l’élevage occupent eux aussi une place importante, en lien avec la recherche de « potentialités » notamment commerciales dans un espace colonial qui se constitue. Les caractéristiques physiques des populations sont mises en évidence, sans céder néanmoins aux principes de la photographie anthropologique (couple face-profil ; fond neutre). La fascination pour la beauté plastique des corps est évidente, à travers un regard qui mêle ethnographie et érotisme.

Village moundan de Léré
Village moundan de Léré |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Tata et cases à Léré
Tata et cases à Léré |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Brussaux reviendra au Congo pour une dernière mission de délimitation en 1909, cette fois-ci avec des instructions en matière de mesures anthropométriques qu’il conduira chez les Moudang. Très critique sur la gestion du pays par les autorités coloniales et les violences commises, il conclura, amer, dans l’un de ses carnets : « C’est navrant de voir comment on a saccagé ce pays1. »

De retour à Nancy, sa ville natale, en mai 1907, Brussaux entre en contact avec le milieu artistique alors foisonnant de l’École de Nancy, en particulier avec le relieur René Wiener et le peintre et graveur Victor Prouvé. En accord avec Moll, il décide alors de réaliser deux exemplaires exceptionnels de l’album pour les commanditaires de la mission : le président français Armand Fallières et l’empereur d’Allemagne Guillaume II. L’exemplaire offert au président Fallières conservé à Nevers est un album au caractère hybride. Cet objet de prestige, qui scelle un accord de découpage territorial entre puissances impériales, emprunte par les motifs de sa reliure Art nouveau aux thématiques de l’exotisme et du « modèle noir ». Son contenu photographique témoigne pourtant d’un regard complexe. Alors même que l’ordre européen s’impose en Afrique équatoriale, cette réalisation manifeste un véritable intérêt pour les populations rencontrées. Temps suspendu de la découverte de l’Autre au moment même de la conquête coloniale, il est un des premiers reportages photographiques ethnographiques du 20e siècle.

Notes

  1. ANOM, FM 106, mission Brussaux : agenda 1909, cité par Sibeud, 2015.