Découvrir, comprendre, créer, partager

Focus

Lucien Fournereau et les ruines d'Angkor

Apsara Khmère
Apsara Khmère

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
Longtemps oubliés au coeur de la jungle cambodgienne, les temples d'Angkor ont été remis au jour par plusieurs équipes françaises, tout au long du 19e et du 20e siècle. Un travail souvent harassant, dont témoigne Lucien Fournereau, qui se livra à d'importantes explorations sur tout le site, et ramena en France photographies et moulages.

Un site méconnu, redécouvert par des Français

Connu par les Mémoires d’un voyageur chinois, Tcheou Ta-Kouan, qui visita la capitale du royaume khmer à la fin du 13e siècle, signalé dans les écrits des missionnaires des 17e et 18e siècle, Angkor est redécouvert en Occident dans la seconde moitié du 19e siècle grâce aux récits de voyageurs français comme Charles-Émile Bouillevaux (Voyage dans l’Indo-Chine, 1848-1856, 1858) ou Henri Mouhot (Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine, 1863).

Façade du temple d'Angkor Vat
Façade du temple d'Angkor Vat |

Bibliothèque nationale de France

En 1864, la signature du traité de protectorat sur le royaume du Cambodge inaugure plusieurs décennies de missions françaises en Indochine. Deux ans plus tard, en 1866, la Commission d’exploration du Mékong dirigée par l’officier de marine Ernest Doudart de Lagrée décide d’effectuer un détour par Angkor, alors en territoire siamois. Émile Gsell, photographe de Saïgon, y réalise une première série de clichés. En 1873, Louis Delaporte, ancien membre de la Commission, est chargé d’une mission en Indochine et revient à Angkor. De retour à Paris, il met toute son énergie à promouvoir l’art khmer et, après une nouvelle mission en 1881, devient le premier conservateur du Musée indochinois installé au Trocadéro en 1882.

La mission de Fournereau : l'urgence de la préservation

Des problèmes de santé lui interdisant de repartir outremer, Delaporte confie en 1887, avec le soutien du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, une mission à l’architecte Lucien Fournereau, inspecteur des travaux publics en poste à Saïgon. Muni d’instructions précises, celui-ci quitte Saïgon le 17 décembre 1887 à bord du vapeur de la Compagnie des messageries fluviales qui remonte le Mékong et arrive le 24 décembre à Siem Reap. Il fait décharger sur des sampans, puis acheminer en charrettes, un matériel considérable : « Je traînais à ma suite 26 fûts de plâtre, 100 kilogrammes de gélatine, 3 fûts de terre glaise, 300 planches de 4 m. [...], des outils de terrassiers et de charpentiers, 2 caisses de glaces au gélatino-bromure, 2 appareils photographiques, les produits chimiques, la nourriture de tout mon personnel, etc.1 »

Carnet de recommandations à Lucien Fournereau pour un voyage à Angkor
Carnet de recommandations à Lucien Fournereau pour un voyage à Angkor |

© Frédéric Hanoteau

Fournereau établit un premier campement à Angkor-Vat, fait dresser des échafaudages et préparer les matériaux. Il est accompagné du sculpteur Sylvain Raffegeaud, qui coordonne les travaux de moulage réalisés par des ouvriers locaux. Sont choisis les figures et éléments d’architecture à prendre en moulage, les motifs des bas-reliefs à estamper. Fournereau entreprend également un relevé précis au théodolite des hauteurs des temples et conduit une campagne photographique des lieux visités.

Après quarante-deux jours de travail, Fournereau s’installe le 9 février 1888 dans la clairière du Piméanacas au centre d’Angkor-Thom. Constatant que les efforts de dégagement du Bayon entrepris lors de l’expédition Delaporte ont été anéantis, il est un instant saisi par le découragement.

Bayon, que la mission de 1873 avait en partie dégagé, a été reconquis par la végétation. Des racines de banians se sont introduites, minces comme des cheveux, dans les moindres fissures, qu’elles ont peu à peu élargies. Des lianes, des arbres aux branches enveloppantes ont entouré les sommets des tours : leur feuillage a disjoint les pierres…

Lucien Fournereau, Jacques Porcher, Les Ruines d’Angkor, Paris, E. Leroux, 1890, p. 113.

Temple du Bayon, petite tour du 3e étage
Temple du Bayon, petite tour du 3e étage |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Fournereau reprend le combat contre la végétation dans des conditions difficiles, tant le terrain est marécageux. Il poursuit patiemment son travail photographique malgré la chaleur et l’humidité qui compliquent les opérations : « Lorsque le soir je rentrais harassé au campement, la partie la plus rude de mon labeur n’était pas encore accomplie : il fallait dans une atmosphère brûlante, harcelé par le bourdonnement et les piqûres des moustiques, développer mes clichés photographiques du jour, et ce n’est qu’après avoir achevé cette besogne que je pouvais prendre un repos bien mérité2. »

Fournereau reste convaincu de l’urgence des actions à mener, particulièrement au Bayon, ce temple « qui tous les jours tend à disparaître ». Il est touché par l’harmonie des proportions architecturales, le raffinement des décorations. Mais il ne peut s’empêcher de céder à une opinion très répandue à l’époque, la dénonciation de « l’incurie » dans laquelle sont laissés les lieux et regrette « la nonchalance des indigènes dont la plupart ne connaissent même pas ces ruines si intéressantes3. » Cette déqualification des autorités locales, considérées comme incapables de lutter contre les dégradations, est un argument souvent avancé pour légitimer une intervention de la France et l’établissement d’un protectorat sur ces régions.

Une mission aux résultats spectaculaires

Moulage de la partie centrale d’un linteau de Pré Rup
Moulage de la partie centrale d’un linteau de Pré Rup |

© RMN-Grand Palais (MNAAG, Paris) / Thierry Ollivier

Après avoir étudié les autres monuments majeurs d’Angkor-Thom et plusieurs temples perdus dans la forêt cambodgienne, Fournereau revient à Siem Reap et quitte Saïgon le 30 mai 1888. Il rapporte en France une collection considérable de 520 pièces de moulage provenant de 14 monuments, 13 pièces originales en grès et en bois, de nombreux relevés, plans, coupes et études et 400 clichés photographiques. Deux publications sont le résultat de sa mission : Les Ruines d’Angkor, étude artistique et historique (1890) et Les Ruines khmères, Cambodge et Siam (1890). La Société de géographie, qui a suivi l’avancée de sa mission grâce aux nouvelles transmises par Delaporte, lui offre une tribune pour une conférence illustrée par ses photographies le 16 novembre 1888. Récompensé à l’Exposition universelle de 1889, Fournereau reçoit en 1891 le prix Alphonse de Montherot de la Société de géographie pour ses « études sur les monuments khmers du Cambodge siamois ».

La mission de Lucien Fournereau est un maillon dans la longue chaîne des missions archéologiques françaises qui se succèdent désormais à Angkor. En 1898 est créée la « Mission archéologique permanente en Indo-Chine » qui devient deux ans plus tard l’École française d’Extrême-Orient. Chulalongkorn, roi de Siam, malgré toute son énergie à conserver l’intégrité de son territoire, finit, sous pression, par abandonner en 1907 à la France les trois provinces de Battambang, Sisophon et Angkor. La restauration du patrimoine archéologique d’Angkor devient dès lors le chantier-phare de la présence française en Indochine. L’image du temple en ruine dans l’étreinte de la jungle nourrit l’imaginaire occidental ; elle sert de toile de fond à de nombreux romans, de Pierre Loti à André Malraux, et fascine le grand public qui se presse aux reconstitutions spectaculaires d’Angkor Vat réalisées pour les expositions coloniales de Marseille (1922) et Paris (1931).

Notes

  1. Lettre de Lucien Fournereau à la Société de géographie, Pimanacas, 26 févr. 1888 (BnF, Société de géographie, Sg Colis 15 bis (2702) ).
  2. Lucien Fournereau, « Les ruines khmères du Cambodge siamois », Bulletin de la Société de géographie, 1889, 7e série, t. 10, p. 265.
  3. Lettre de Lucien Fournereau à la Société de géographie, Pimanacas, 26 févr. 1888 (BnF, Société de géographie, Sg Colis 15 bis (2702) ).