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Focus

Les animaux

Panthère et bêtes sauvages
Panthère et bêtes sauvages

Bibliothèque nationale de France

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La mappemonde d’Ebstorf offre au regard de ses observateurs un véritable bestiaire illustré, semblable à ceux qui s’élaboraient au même moment dans les scriptorias des monastères et des cathédrales. Les animaux apparaissent sous forme de textes et d’images directement sur la représentation du monde : un trait qui distingue la mappemonde d’Esbstorf de toutes ses consœurs.

Non seulement l’auteur de la mappemonde a voulu l’entourer de textes sur la nature des animaux, pour la plupart empruntés aux Étymologies d’Isidore de Séville, mais ces mêmes animaux, ou d’autres, ont été figurés sur la mappemonde elle-même.

Serpents et reptiles

Au sud, serpents et reptiles caractérisent les régions désertiques de l’Éthiopie. Ils sont répartis en trois groupes.

Éthiopie
Éthiopie |

Bibliothèque nationale de France

Des animaux fabuleux

À l’extrémité orientale de la frange méridionale du monde, un dragon (draco). Selon Isidore : « Le dragon est le plus grand de tous les serpents, ou même de tous les animaux terrestres. » Il est représenté ailé, pourvu de pattes et d’une énorme queue nouée, sans doute pour rappeler que « sa force réside non dans ses dents, mais dans sa queue, et c’est moins sa gueule que ses coups qui sont nuisibles ».
Il est suivi d’un aspic, également ailé, et d’un basilic, représenté avec une tête de coq et une queue de serpent. Cet animal fabuleux né d’un œuf de coq couvé par un crapaud, de préférence sur un fumier, se distingue ici par sa silhouette nouvelle qui contraste avec la description qui en est faite, empruntée à Solin :

Cette terre engendre le basilic, c’est-à-dire le mal. Ce serpent a un demi-pied de long et est tacheté de blanc. Il se déplace avec une partie de son corps tandis que l’autre est haute et dressée.

Cette espèce par essence « maléfique » se révèle particulièrement redoutable :

Il n’est pas seulement fatal à l’homme et aux autres animaux, il l’est à la terre même, qu’il souille et qu’il brûle partout où il établit son fatal séjour. Il fait périr les herbes, il tue les arbres ; il vicie l’air à tel point que partout où son souffle impur s’est exhalé, nul oiseau ne passe impunément. Pour s’en défaire, il convient de construire une cloche de cristal afin de pouvoir l’approcher sans être atteint par son regard. Ce fut, et non des moindres, l’un des exploits d’Alexandre.

Typologies des serpents

Un second groupe est rassemblé à l’extrémité ouest de la même frange méridionale de la terre, non loin du peuple des Ophiophages (mangeurs de serpents). De nombreux serpents sont tantôt énumérés, tantôt figurés et parfois décrits, comme le scitale :

Le scitale (scitalis) est un serpent ainsi nommé parce que son dos resplendit de telles bigarrures que la beauté de ses taches retient ceux qui le contemplent et, comme sa reptation est assez lente, ceux qu’il ne peut poursuivre, il les attrape quand son aspect merveilleux les fige de stupeur. Il est si brûlant qu’il se défait même en hiver de la dépouille de son corps brûlant.

Étymologies, XII, 4, 19

Puis, suivant l’ordre du livre XII des Étymologies d’Isidore, vient l’amphisbène, le serpent à deux têtes dont les yeux brillent comme des lampes. Le reptile n’apparaît pas sans doute en raison de l’état du parchemin, non plus que le prester. D’autres serpents sont encore cités, comme le céraste, la vipère, la couleuvre ou le sirène (serenus), serpent ailé à ne pas confondre avec la sirène, longtemps représentée avec un corps d’oiseau :

Il existe en Arabie des serpents ailés appelés sirenae, qui sont plus rapides que les chevaux et qui volent même aussi dit-on ; leur venin est si prompt que la mort précède la douleur de la morsure.

Étymologies, XII, 4, 29

Cette énumération s’achève par des considérations générales sur la nature des serpents et particulièrement cette aptitude à rajeunir en quittant leur vieille enveloppe :

Le serpent a une nature telle que, lorsqu’il se sent vieillir, il veut rajeunir. Il jeûne pendant un certain nombre de jours jusqu’à ce que sa peau devienne trop grande. Il cherche alors une fente dans une pierre, y pénètre, s’y resserre et y laisse sa vieille peau et en sort rajeuni.

Une faculté redoublée par le dessin d’un serpent qui passe à travers une pierre percée. Une pierre, rima, qui dans de nombreux manuscrits du Bestiaire a été lue ruina, une ruine, ce qui expliquerait les images de serpents se faufilant à travers une tour ou entre deux colonnes pour procéder à ce rajeunissement.
Entre ces deux groupes, au-dessus de la main gauche du Christ, se trouve le javelot, iaculus, enroulé autour d’un arbre :

Le iaculus est un serpent volant. [...] Ils sautent en effet sur les arbres et, quand un animal passe devant eux, ils se jettent (iactant) sur lui et le tuent ; de là leur nom.

Étymologies, XII, 4, 29

Les serpents et la mort

L’espace et le temps du monde : les serpents
L’espace et le temps du monde : les serpents |

Bibliothèque nationale de France

Cette énumération systématique et méthodique ne doit rien au hasard et renvoie de façon explicite au livre XII des Étymologies d’Isidore de Séville. Cependant, au-delà du souci pédagogique, l’on sent poindre une véritable répulsion doublée de fascination pour ces êtres qui semblent s’identifier au désert, lui-même considéré comme le degré extrême de l’horreur. Outre l’opprobre attaché au fauteur de la désobéissance humaine sur qui pèse la malédiction divine, il se dégage des textes autant que des images une sorte d’aversion physique pour cet être insaisissable, glissant, chargé de venin :

On dit venin (venenum) parce qu’il court par les veines (venae) ; en effet, son poison, répandu dans les veines, les parcourt, amplifié par l’agitation du corps, et en chasse le principe vital.

Étymologies, XII, 4, 41

Messagers de la mort, les serpents en sont aussi les fils. Isidore rapporte que selon Pythagore :

[...] il naît un serpent de la mœlle épinière d'un cadavre d'homme. Ovide le rappelle aussi dans les livres des Métamorphoses : Certains pensent que, quand l'épine dorsale a pourri dans une tombe close, la mœlle de l'homme se change en serpent. [...] Si l'on y ajoute foi, il arrive donc que, si un serpent cause la mort d'un homme, la mort d'un homme aussi crée un serpent.

Étymologies XII, 4, 48

Né de la mort, de la terre, de la décomposition, à l’extrême opposé du phénix, l’oiseau des hauteurs et des aromates engendré par la mœlle du parfum, le froid serpent associé au feu, à la chaleur inexorable, évoque irrésistiblement la mort éternelle du corps et de l’âme.

Des créatures fascinantes

Ophir
Ophir |

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Cependant, en dépit de cette infection qu’ils distillent et de l’horreur qu’ils inspirent, ou peut-être à cause d’elles, de cette abjection même sourd une certaine fascination. Une séduction que tendrait à prouver la multiplication des images et des textes chargés de les décrire et de les représenter. Une fascination faite de curiosité à l’égard de cette créature étrange, secrète, insaisissable, indomptable. Doué d’intelligence et de ruse, « le serpent, dit la Genèse, était le plus intelligent de tous les animaux de la terre » (Gen., I, 3).
Le serpent incarne le paradoxe et l’ambiguïté. Cet être sans jambe, à la vue émoussée « qui rampe au rythme des mouvements imperceptibles de ses écailles », toutes disposées de la même manière depuis le sommet du gosier jusqu’au cloaque terminal, sur lesquelles il s’appuie comme « sur des griffes », usant de ses côtes comme de jambes, peut fondre sur sa proie « avec la rapidité d’une flèche ». Dispensateur de la mort, il flotte néanmoins autour de lui une aura d’immortalité :

Les serpents vivent longtemps, dit-on, au point qu’en quittant leur vieille peau, ils quittent leur vieillesse et rajeunissent, à ce qu’on rapporte.

Étymologies, XII, 4, 46

Krishna Kaliyadamana
Krishna Kaliyadamana |

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Cette créature de l’ombre qu’abritent les forêts profondes, les grottes, les cavernes, les refuges souterrains, est en quête d’un soleil régénérateur. Froids par nature, nus et humides, quasi paralysés par la seule rosée nocturne et les rigueurs de l’hiver qu’ils passent lovés dans leur nid, les reptiles ne sévissent qu’une fois réchauffés et recherchent les chaleurs extrêmes de l’Inde, de l’Arabie, mais particulièrement de l’Éthiopie, qui les fait redoubler d’agressivité. D’où cette concentration visuelle sur la frange la plus méridionale et torride du monde.
Transgressant les limites du supportable, les serpents subsistent là où l’homme ne peut s’aventurer. Commensaux des lieux interdits, ils sont le signe du paroxysme, la marque d’un désert qui les engendre et qu’ils contribuent à renforcer.

Bêtes sauvages et féroces

Source orientale du Nil bordée par un dragon, un aspic et un basilic, et portes de Nubie
Source orientale du Nil bordée par un dragon, un aspic et un basilic, et portes de Nubie |

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Serpent et reptiles ne sont que l’un des aspects de cette animalité qui peuple la mappemonde en ses confins. Un autre est incarné par les bestiæ, ces bêtes sauvages dont « la gueule et les griffes sont cruelles », selon Isidore de Séville. Largement reprise et diffusée par les bestiaires, cette définition s’applique particulièrement aux lions, pards, tigres, loups, renards, chiens, singes, à tous les êtres sylvestres ou féroces vivant à proximité des serpents, au plus loin de notre commerce et de notre familiarité, loin des soins de l’humanité. C’est un foisonnement d’espèces répandues sur les marges septentrionales autant que méridionales du monde.

Jean de Mandeville affronte divers animaux et monstres fabuleux
Jean de Mandeville affronte divers animaux et monstres fabuleux |

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Les fauves

Les sombres forêts d’Hyrcanie engendrent des fauves bien connus, tel le tigre figuré ici en compagnie du lion (leo nobilissimis), « le plus noble des animaux », et de l’ours à proximité de la Parthie. La panthère est rangée aux lisières de l’Éthiopie, à côté de la girafe (cameleopardus). Hôte traditionnel de l’Afrique, l’éléphant, dont Isidore déplorait déjà la disparition, est figuré à proximité du mont Atlas, près de la montagne des sept frères.

Panthère
Panthère |

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Une certaine tendance au naturalisme soutient que les animaux représentés ne seraient ni fictifs ni placés au hasard, mais correspondraient au contraire à un état de fait à la fois zoologique et géographique. Cette théorie ne laisse pas d’être sujette à caution. Non seulement elle fait fi d’un certain nombre d’exceptions, mais surtout, cette volonté d’identification à tout prix néglige autant les traits de l’animal que la légende qui l’accompagne. Ainsi la panthère de la mappemonde d’Ebstorf, aux formes que l’on pourrait qualifier de « réalistes », s’intègre dans une scène qui semble traduire visuellement un passage célèbre du Physiologus, abondamment reproduit dans les bestiaires :

Le Physiologus dit que la panthère ne se connaît qu’un seul ennemi : le dragon. Après s’être bien repue, la panthère va se tapir dans sa tanière et tombe dans un profond sommeil. Trois jours après elle s’éveille, pousse un grand rugissement et de sa bouche s’exhale un très doux parfum réunissant tous les parfums. Et les autres bêtes d’entendre son cri, de suivre son doux parfum et de l’accompagner en tous lieux. Seul le dragon se met à trembler de peur et court se terrer dans son antre souterrain ; et incapable de supporter le parfum de la panthère, il sombre et s’engourdit dans sa propre torpeur et reste ainsi dans son trou, inerte, comme s’il était mort.

Plutôt que d’une fonction naturaliste, les bestiae dessinés sur les grandes mappemondes du 13e siècle, celle d’Ebstorf en l’occurrence, sont investis d’une charge signalétique. Au même titre que les serpents, elles sont la marque du désert, de l’absence humaine, du triomphe de la « sauvagerie », de la violence et du chaos qui caractérisent les marges septentrionales et méridionales du monde.

Des bêtes monstrueuses

Dans le même temps, sur le plan graphique, ces animaux sont investis par l’extraordinaire, l’exceptionnel, la monstruosité. Des légendes courent sur ces mappemondes qui ne retiennent des bestiae que l’aspect merveilleux. Comme si les marges du monde ne devaient engendrer que des espèces hors du commun. Un extraordinaire renforcé par l’accumulation, procédé rhétorique autant que profusion visuelle et exagération. Les chiens d’Albanie « sont si grands et d’une telle férocité qu’ils viennent à bout des taureaux et des lions ». La légende qui les décrit, en mettant bout à bout deux passage d’Isidore, transforme l’animal domestique bien connu en un être redoutable. Là où le chien se fait tigre, la fourmi devient lion.

L’inquiétant cateblopas
L’inquiétant cateblopas |

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À l’autre bout du monde, le formicaleon ou mirmicaleon « est ainsi appelé ou parce qu’il est le lion des fourmis ou du moins à la fois fourmi et lion ». À tel point que les extrêmes, et ce en dépit de leur opposition climatique, semblent parfois engendrer une bestialité quasi indifférenciée, expliquant par là des glissements improbables d’espèces. Ainsi sur la mappemonde d’Ebstorf, l’inquiétant cateblopas, dont le regard tue, que Solin fait naître en Afrique est figuré en Arménie.

Flou de l’apparence chez ces êtres hybrides dans lesquels s’accumulent les similitudes : le cameleopardis, la girafe, est « parsemé de taches blanches comme le pard, avec un cou de cheval et des pattes de bœuf il a une tête de chameau. C’est un produit de l’Éthiopie ». Le parandus a « la taille d’un bœuf, l’empreinte fourchue et les bois d’un cerf, le poil de la couleur et de l’épaisseur de celui de l’ours ». Une indétermination qui se prête à toutes les métamorphoses, redoublée par des accouplements inattendus. Les profondeurs sylvestres d’Hyrcanie engendrent le pardus, pard au pelage tacheté, rapide et avide de sang, dont les bonds redoutables sont réputés mortifères, et qui par accouplement avec la lionne donne naissance au léopard. En marge de la mappemonde d’Ebstorf, l’auteur reprend Isidore sur le croisement des onagres et des ânesses :

Les juifs affirment qu’Anan arrière-petit-fils d’Esaü, le premier, fit couvrir dans le désert des troupeaux de cavales par des ânes et créa ces nouveaux animaux contre-nature que sont les mulets. On accoupla aussi dans ce but des onagres avec des ânesses et cet accouplement même fut inventé pour donner naissance à des ânes très rapides.

Comme si soudain, là où la terre semble hésiter en face du chaos, se défaisait l’ordre biologique du monde qui fait se reproduire les êtres espèce par espèce.

Mi-hommes mi-bêtes

Le centaure Chiron
Le centaure Chiron |

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Ultime ambiguïté, la présence dans ces confins de ces mélanges hommes-bêtes, faunes, centaures, tel Chyron nutritor Achillis, ou minotaures. Et encore de ceux qui peuvent paraître, de par leur ressemblance, comme la version animale de l’homme : Selon d’autres [auteurs] le nom de singe, simiae, est latin, car on leur trouve une grande similitude, similitudo, avec les facultés humaines.
Même s’il ne s’agit là que d’une erreur, car ils n’ont rien d’humain sinon la face. Sur la mappemonde d’Ebstorf, entre les branches orientales et occidentales du Nil, dans une sorte de no man’s land qui confine aux déserts d’Égypte, commence ce qui est peut-être une rangée de singes : un sphinge (?). Selon les Étymologies, « les sphinges ont des poils sur la tête », sans doute les deux petites cornes dont il se trouve affublé. Plus loin un satyre, agité et gesticulant, est-il homme ou bête ? Le salitrix est-il une déformation de callitriche, l’un de ces singes originaire d’Éthiopie décrit par Pline, Solin et Isidore de Séville ? Ce sont autant de miroirs dérisoires des hommes auxquels ils finissent par se confondre.