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Le voyage en Orient

Un penchant vers l'Est
Marchands turcs
Marchands turcs

© Bibliothèque nationale de France

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L'espace méditerranéen qu'on appelle tour à tour « Levant » ou « Orient », a suscité dans l'imaginaire occidental une fascination et une curiosité jamais démenties depuis au moins l'époque des croisades. Au 19e siècle, elles trouvent un exutoire dans des voyages scientifiques, artistiques ou touristiques.

Un espace flou

Au siècle de Louis XIV, on était helléniste, maintenant, on est orientaliste. Il y a un pas de fait. Jamais tant d'intelligences n'ont fouillé à la fois ce grand abîme de l'Asie…
Le statu quo européen, déjà vermoulu et lézardé, craque du côté de Constantinople. Tout le continent penche à l'Orient.

Victor Hugo, Les Orientales

Orient, Levant : les termes qui désignent cet espace attestent de la dimension symbolique. Le Levant, c'est ce lieu sacré où se lève le soleil, où la naissance du jour a vu briller l'aube des civilisations. L'Orient, c'est, au 19e siècle, cette irrésistible aimantation vers l'Est, ce désir d'un espace magique, « image même du chaos dans sa splendide nudité », selon Maxime Du Camp.

Temple hypèthre du sud à Philae
Temple hypèthre du sud à Philae |

© Bibliothèque nationale de France

D'un point de vue strictement géographique, ses frontières sont variables : « Rien de plus mal défini que la contrée à laquelle on applique ce nom », peut-on lire dans le Dictionnaire universel du 19e siècle de Pierre Larousse. En effet, s'il recouvre presque invariablement l'Égypte, la Turquie, la Palestine et la Syrie, il n'en est pas de même pour des régions comme Rhodes, Chypre, la Grèce ou l'Italie – que les romantiques rattachent immanquablement au voyage en Orient. Bien plus qu'un terme géographique, l'Orient est une projection fantasmatique forgée par la mentalité collective occidentale.

Un retour aux sources

La grande surprise et le grand bienfait de chaque journée de voyage en Orient, c'est de nous mettre en contact avec les choses et les hommes d'autrefois, qui se sont à peine modifiés. Il n'est de parcourir cette terre pour la voir s'éclairer d'une lumière inespérée. Le présent immobile nous fournit la clé du passé, les lieux nous aident à saisir la légende (…) dans cette voie féconde, l'immuable Orient sera toujours le grand initiateur.

Eugène Melchior de Vogüé, Voyage aux pays du passé

Il faut distinguer le « Voyage en Orient », périple romantique pour intellectuels nostalgiques, du voyage scientifique. Au siècle des grandes inventions, de la foi dans le progrès et des conquêtes coloniales, l'Orient est une mine d'explorations pour les Occidentaux. Ainsi, des savants comme Champollion ou Mariette, pour ne citer que les plus connus, des spécialistes de toutes disciplines, procèdent à un vaste inventaire scientifique de l'Orient, tant hydrographique, climatique, botanique, zoologique, minéralogique qu'archéologique et sociologique.

Ces aventuriers du savoir procèdent à tâtons, poursuivant leurs investigations au hasard des découvertes. Ils sont en général accompagnés de photographes dont le seul souci est de rendre compte de l'état des recherches.

Statue de l’Oronte 
Statue de l’Oronte  |

© Bibliothèque nationale de France

Temple d’Esneh
Temple d’Esneh |

© Bibliothèque nationale de France

Les artistes ont une approche différente : leur voyage en Orient est à l'inverse balisé, selon un itinéraire bien précis, initié par les romantiques. Le parcours idéal, effectué en 1849-1850 par Gustave Flaubert et Maxime Du Camp, qui va d'Alexandrie jusqu'en Italie en passant par la Palestine, le Liban, la Syrie et Constantinople, est plus une quête de soi, nourrie des fantasmes collectifs et d'un syncrétisme mystique, qu'une quête hasardeuse à la découverte de l'Autre : il s'agit de retrouver dans la permanence des mœurs orientales une authenticité perdue et dans les lieux mythiques le berceau de la civilisation occidentale.

Qu'ils soient écrivains, peintres ou photographes, c'est une part d'eux-mêmes qu'ils vont chercher, la réponse au questionnement des origines : le « Voyage en Orient », c'est le retour aux sources, vers « notre berceau cosmogonique et intellectuel » (Nerval). De Noël en Égypte à Pâques à Jérusalem, au rythme des saisons, les voyageurs se fixent des étapes initiatiques pour accéder au paradis perdu, affichant une indifférence parfois méprisante à l'égard des autochtones musulmans.

Le Sphinx de Gizeh
Le Sphinx de Gizeh |

© Bibliothèque nationale de France

Pyramide de Gizeh
Pyramide de Gizeh |

© Bibliothèque nationale de France

Sans qu'ils en aient vraiment conscience, leur périple va dans le même sens que la grande entreprise de colonisation politique et commerciale. Comme si, forts de leur supériorité présumée, ils repartaient en croisade – qu'elle soit archéologique, mystique, initiatique, artistique ou tout cela à la fois – pour reconquérir la « terre maternelle ». Cependant, l'ouverture du canal de Suez, en 1869, en ouvrant les vannes de la modernité, des échanges et du commerce, annonce la fin du rêve oriental. Les nostalgiques de l'Orient prennent trop tard conscience de l'irrémédiable décadence engendrée par l'essor du capitalisme.

Le « Grand Tour » à l'origine du tourisme occidental

Pauvre, pauvre Nil, qui porta tant de barques de dieux et de déesses en cortège derrière la grande nef d'or d'Amon et qui ne connut à l'aube des âges que d'impeccables puretés. Pour lui, quelle déchéance ! Bruits de machines, sifflets et, dans l'air qui était si pur, infectes spirales noires : ce sont les modernes steamers qui viennent jeter le désarroi dans ces flottilles du passé ; avec de grands remous s'avancent des charbonniers, ou bien une kyrielle de bateaux à trois étages pour touristes qui font tant de vacarme en sillonnant le fleuve et sont bondés de laiderons, de snobs et d'imbéciles !

Pierre Loti, La mort de Philae

La vogue du voyage en Orient concorde avec les grandes découvertes archéologiques du début du 19e siècle. En 1798, l'expédition de Bonaparte en Égypte ouvre la voie : les notes et dessins rapportés par Vivant Denon – qui seront publiés dans sa Description de l'Égypte (Tome 2) –, puis le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion vont susciter un engouement sans précédent. Les romantiques sont les premiers à suivre les traces des archéologues. Sous leur influence, le périple se charge de symboles et devient une source d'inspiration intarissable pour les écrivains et les artistes. Dès 1830, dans les milieux intellectuels européens, le voyage en Orient est le rite de passage obligé par lequel on accède à une double vérité : celle de la connaissance et celle du désir.

Il cristallise une rêverie liée à la fois à l'esprit de conquête propre au 19e siècle et à la nostalgie que suscite la découverte des civilisations antiques.
Cependant, au fil du siècle, le voyage en Orient, appelé également le « Grand Tour » (à l'origine du mot tourisme), va évoluer. Au début du 19e siècle, le voyage en Orient est une aventure solitaire risquée et onéreuse, semée d'obstacles : vents contraires, maladies, difficultés d'hébergement, sans compter dans certaines régions un mépris hostile à l'égard du voyageur occidental.

Groupe de femmes dans un harem
Groupe de femmes dans un harem |

© Bibliothèque nationale de France

Mais les inventions de l'ère industrielle – la navigation à vapeur, les bateaux-postes et surtout, dès les années 1850, le chemin de fer – vont faciliter l'accès à l'Orient. Du réseau du Delta en Égypte à l'Orient-Express, on assiste à une véritable révolution technique des conditions matérielles du voyage. En un demi-siècle, le voyage en Orient est devenu programmable, facile et rapide. Le « Grand Tour » magique, ancêtre des « tours-opérateurs » d'aujourd'hui, se banalise. Les Anglais sont les premiers à s'initier aux voyages de groupe, sous l'égide de Cook, grand précurseur du tourisme international. Ce sont alors des centaines de « cooks » et de « cookesses », comme les surnomment les Français, qui déferlent sur les sites. Objets de toutes les railleries, ils incarnent le type même du touriste « moyen » : pas assez respectueux, pas assez enthousiaste, rejetant toute nourriture locale pour du corned-beef importé et profanant les sanctuaires de papiers gras ; comme s'ils ne voyageaient que pour se préserver des pays qu'ils traversent. Le paysage local s'en trouve bouleversé : les structures hôtelières se multiplient, rivalisant en « services » ; sur les sites poussent des dizaines de petites guérites pour touristes, où l'on trouve billets d'entrée et cartes postales ; les guides touristiques, dont le plus célèbre est le Guide Joanne, font leur apparition. Enfin, les relations avec les autochtones se modifient : le touriste ne peut faire un pas sans être harcelé par des guides locaux ou des mendiants d'occasion.

La dénonciation du tourisme et le désenchantement deviennent alors des thèmes récurrents de la littérature de voyage. Les écrivains s'insurgent contre les effets d'une mode qu'ils ont eux-mêmes initiée. Même si ceux qui se hasardent à faire le « Grand Tour » sont peu nombreux – c'est en Égypte et à Constantinople que l'on trouve la plus grande concentration de touristes –, le « Voyage en Orient » perd de son pouvoir de séduction. Les artistes cherchent leurs motifs dans d'autres continents, la photographie se commercialise et la plupart des écrivains pleurent sur la perte de « leur » Orient. Pierre Loti est l'un des plus virulents et son livre, La Mort de Philae, est un véritable cri de haine contre les touristes modernes qui « étalent à chaque pas leur suffisance ignare ».

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