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Élam versus Hatamti : deux noms pour un même lieu ?

Deux ambassadeurs élamites apportent un message d'insultes à leurs ennemis assyriens
Deux ambassadeurs élamites apportent un message d'insultes à leurs ennemis assyriens

© The Trustees of the British Museum, CC BY-NC-SA 4.0

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Deux mots peuvent-ils avoir exactement le même sens ? Utilisé par les archéologues, les historiens et les linguistes, le terme « Élam » structure notre compréhension de l’histoire et détermine notre regard sur les habitants du Plateau iranien dans l’Antiquité. Pourtant, cette notion a été élaborée par une population étrangère, les Mésopotamiens, parlant le sumérien et l’akkadien. Est-il vraiment l’équivalent du terme local, « Hatamti » ?

Élam, un nom venu de l’extérieur

𒉏 : un signe cunéiforme complexe

Dans l’écriture cunéiforme mésopotamienne le signe 𒉏 (dit « NIM ) possède plusieurs valeurs, phonétiques et logogrammatiques : il peut ainsi représenter les sons nam, ni, nim, nou, noum, tou et toum (phénomène de polyphonie) ainsi que les mots DIH, ENIM, NIM, NOUM et ELAM (phénomène de polysémie).

Évolution de l'écriture du signe cunéiforme « NIM »
Évolution de l'écriture du signe cunéiforme « NIM » |

Tablette : © The Trustees of the British Museum / CC BY-NC-SA 4.0 ; Support : Photo © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Olaf M. Tessmer ; Table : © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Dans certains usages, le signe 𒉏 semble avoir une signification géographique et renvoyer à une partie du Plateau iranien. Il s’agit alors d’un allo-toponyme, un nom donné à un lieu par des personnes n’y habitant pas. Ce concept mésopotamien est plaqué sur une réalité iranienne ; son sens fluctue et change au fil de l’histoire et de la connaissance que les habitants de la plaine mésopotamienne ont de leurs voisins orientaux.

La prononciation exacte du signe 𒉏 dans cette acception géographique n’est pas établie avec certitude avant 2000 av. J.-C. et le risque d’anachronisme est important à ce sujet. Le mot sumérien nim renvoie aux notions de « haut, élevé », mais le signe correspond aussi dans certaines sources aux mots akkadiens eloum  [être] haut, monter, s’élever ») et shaqoum  être haut »). Dans son  acception géographique, ce signe pourrait être compris comme signifiant « hautes-terres (orientales) ».

À partir de 2000 av. J.-C., nous savons que, dans cet usage, ce signe était prononcé Elam en sumérien et Elamtoum (forme au féminin) en akkadien. Cette prononciation se retrouve dans le mot hébreu « Élam » attesté dans plusieurs passages de la Bible. C’est à partir de ce dernier terme que la notion historique d’Élam a été façonnée au 19e siècle.

Lorsque j'eus cette vision, il me sembla que j'étais à Suse, la capitale, dans la province d'Élam ; et pendant ma vision, je me trouvais près du fleuve d'Oulaï.

Bible, Livre de Daniel, VIII, 2

Une signification qui change au fil du temps

Le signe 𒉏 est attesté dans les sources cunéiformes depuis le début du 3e millénaire av. J.-C. ; mais la signification du concept géographique mésopotamien auquel il renvoie a évolué dans le temps et son histoire peut être décomposée en quatre périodes.

  • De 2900 à 2450 av. J.-C., le signe est parfois attesté avec un déterminatif utilisé après les noms de lieu. Il peut donc avoir dès cette époque une valeur toponymique. Il sert également à qualifier des personnes, généralement anonymes. Dans les rares cas où leur nom est connu, celui-ci ne semble pas élamite.
     
  • De 2450 à 2150 av. J.-C., le signe 𒉏 peut désormais qualifier les signes « KOUR » (« territoire ») et « KALAM » (« pays »), ou le mot akkadien matoum « pays ». Sa valeur toponymique est dans ces cas assurée.
    Un texte du roi mésopotamien Rimoush d’Akkad (vers 2279-2270 av. J.-C.) mentionne une victoire sur le roi de Marhashi, un des plus importants États dans le sud du Plateau iranien au 3e et début du 2e millénaire av. J.-C. Il rapporte notamment qu’il « a arraché les racines de Marhashi du pays 𒉏 ». Ce texte, écrit selon un point de vue mésopotamien, laisse ainsi sous-entendre que l’espace considéré comme le pays 𒉏, pourrait, du point de vue des habitants de Marhashi, correspondre à leurs territoires occidentaux. Pour les Mésopotamiens, il s’agit d’un espace qu’ils revendiquent et où ils interviennent militairement, cherchant à s’en emparer.
    Par ailleurs le signe 𒉏 sert toujours également à désigner des personnes, certaines d’entre elles portant dorénavant des noms élamites.
     
  • De 2150 à 2000 av. J.-C., le signe 𒉏 qualifie toujours le signe « KALAM » ou le mot akkadien matoum. Il est désormais également attesté devant des noms de lieux situés sur le Plateau iranien tels Adamdoun, Anzan, Marhashi, Suse et surtout Shimashki. Cette utilisation laisse penser que l’horizon géographique mésopotamien s’élargit à cette époque et que leur connaissance des réalités politiques du Plateau iranien semble se raffiner.
    À la même époque, sous le roi Pouzour-Soushinak, sont rédigées des inscriptions bilingues en akkadien (écriture cunéiforme) et en élamite (écriture proto-iranienne récente, ou élamite linéaire). Dans celles-ci, le signe 𒉏 du texte akkadien renvoie au toponyme « Hatamti » du texte élamite, qui semble être le nom donné par les populations du sud de l’Iran à leur propre territoire.
    Enfin, le signe 𒉏 sert toujours à qualifier des personnes, certaines avec des noms élamites, d’autres pas. Le chercheur Piotr Michalowski a pu se demander si ce signe servait alors à qualifier des personnes sur une base géographico-ethnique ou bien socio-professionnelle.
     
  • À partir de 2000 av. J.-C., le signe 𒉏 continue d’être associé aux signes « KOUR » et « KALAM », ou au mot akkadien matoum, généralement dans des titulatures royales sous une forme figée. Le toponyme suméro-akkadien Elam(toum) est alors attesté avec certitude.
    Il qualifie encore des personnes ne portant pas nécessairement un nom élamite, dans une utilisation plus restreinte cependant qu’à l’époque précédente.

Le signe 𒉏 et le toponyme Elam(toum) correspondent à un concept spatial mésopotamien, similaire au Midi ou à la Province en France, ou encore à la frontier ou au far west américains : il renvoie à des représentations fluctuantes de l’espace entourant les populations de la plaine mésopotamienne et n’a aucune valeur descriptive du point de vue des populations occupant le Plateau iranien. Au contraire, il en réduit les complexités politiques, culturelles et linguistiques sous l’étiquette de « hautes-terres orientales », et sous-entend qu’elles font partie de la sphère de revendication territoriale mésopotamienne.

De fait, ce terme ne vaut que si l’on s’intéresse à la manière dont les Mésopotamiens envisageaient l’espace. Dans cette perspective, l’Élam n’est que l’« Orient » des Mésopotamiens.

Hatamti, un toponyme local mais encore mystérieux

Le toponyme « Hatamti » a été redécouvert dans les inscriptions achéménides au 19e siècle. Jusqu’à il y a peu, sa plus ancienne attestation remontait à l’époque du roi Sewe-palar-houhpak (première moitié du 18e siècle av. J.-C.) voire à celle de son père Shir-ouktouh (vers 1800 av. J.-C.). Mais grâce au déchiffrement de l’écriture proto-iranienne récente, ou élamite linéaire, on sait désormais que son histoire est bien plus ancienne, puisque ce toponyme est attesté dans deux inscriptions du règne de Pouozur-Soushinak (2150-2100 av. J.-C.), où celui-ci se dit notamment « shepk [titre ?] du peuple des Hatamtites ». Le terme « Hatamti » apparaît donc dans la plus ancienne titulature royale connue en langue élamite et il est donc probable qu’il ait existé auparavant.

L’équivalence apparente entre les mots « Hatamti » (point de vue local/iranien) et le pays 𒉏 ou « Élam » (point de vue externe/mésopotamien) est donc attestée dès la fin du 3e millénaire avant notre ère et continue d’être documentée à de nombreuses reprises tout au long du 2e millénaire av. J.-C. Une dérivation du terme Elam(toum) à partir de Hatamti (ou inversement) semble néanmoins invraisemblable.

Les différentes graphies du terme « hatamti »
Les différentes graphies du terme « hatamti » |

© François Desset

Le terme « Hatamti » garde encore aujourd’hui une part de mystère. Sur sa prononciation d’abord : si Vincent Scheil, dès 1905, en a affiné la prononciation, un doute demeure toujours aujourd’hui sur la deuxième syllabe : « Hatamti » ou « Hadamti » ? Mais c’est surtout son sens précis qui pose problème. La réalité géographique, culturelle et/ou politique que désigne le terme « Hatamti » demeure incertaine. Elle a d’ailleurs probablement été soumise à une évolution historique pendant les plus de 1500 ans lors desquels le mot est attesté (du 22e siècle au 4e siècle av. J.-C.). Il semble néanmoins s’agir d’une entité considérable. Au 3e millénaire av. J.-C., le Hatamti est à restituer à côté de deux autres importants ensembles politiques et/ou régions géographiques de l’époque sur le Plateau iranien, Awan et Marhashi, mais la nature de leur relation reste encore à déterminer.

Au milieu du 1er millénaire av. J.-C., à l’époque achéménide, le mot a légèrement évolué : sont alors apparues des graphies notant le toponyme sous la forme « Haltamti », probablement avec une réinterprétation considérant la première syllabe selon le terme hal, signifiant « pays » dans la langue élamite.

Le « Hatamti » reste un objet dont l’histoire est encore en grande partie à écrire. Il est à espérer que de nouveaux documents permettront dans un avenir proche de mieux le cerner. Dans les textes scientifiques, l’usage du terme mésopotamien « élamite » pourrait avantageusement être remplacé par « hatamtite » afin de « dé-mésopotamianiser » l’histoire du Moyen-Orient et de dissocier l’histoire du plateau iranien des représentations mésopotamiennes. Bien qu’il ne s’agisse ici que de remplacer des mots par d’autres, ceux-ci sont importants car ils déterminent notre manière d’envisager le passé et de reconstruire une histoire restant en grande partie à écrire.

Provenance

Cet article a été écrit en 2023.

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