Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

Aux origines de l’archéologie : l’antiquarianisme

Copie d’une statue de Jupiter dans le forum Boarium
Copie d’une statue de Jupiter dans le forum Boarium

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
La période de la Renaissance est caractérisée par la fascination savante et esthétique qu’exercent les vestiges de l’Antiquité. Les humanistes développent de nouvelles méthodes de connaissance et les artistes y trouvent une source d’inspiration essentielle, tandis que les collections d’antiques emplissent les demeures aristocratiques. Tous y voient une leçon sur l’Histoire, à préserver et méditer.

Scipion l’Africain
Scipion l’Africain |

© 2014 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec

À la toute fin du 14e siècle Pier Paolo Vergerio l’Ancien, l’une des figures majeures du premier humanisme italien, constatait avec enthousiasme qu’« avant toute chose, on a pour indice de la nature et de la grandeur passées de Rome des ruines et des fragments accumulés d’une façon presque miraculeuse ». La « Ville » était en effet jonchée d’édifices antiques de toute sorte – portes, arcs, temples, palais, théâtres, thermes, sépultures etc. – autant que de colonnes, de statues ou de débris de marbres précieux. Quelques-uns étaient particulièrement spectaculaires, comme le Colisée, ou le Panthéon, devenu une basilique chrétienne.

Recueil de dessins, dit Recueil Robertet
Recueil de dessins, dit Recueil Robertet |

Bibliothèque nationale de France

Entablement avec une bête ailée
Entablement avec une bête ailée |

Bibliothèque nationale de France

Réemployés au fil du temps, ces vestiges suscitaient déjà un intérêt savant et politique, attesté aux 12e-14e siècles par la diffusion des recueils de Merveilles (Mirabilia) de la Rome païenne et paléochrétienne. Cependant l’attrait pour les restes du passé se développa et se transforma de façon décisive avec l’essor du mouvement humaniste, qui fit de l’aspiration à connaître et à imiter les sources originelles de la civilisation antique son fer de lance. Les ruines furent considérées comme les derniers témoins d’un âge d’or, des signes qu’il convenait d’extraire du cours des siècles pour en tirer des leçons de grandeur.

La façade aux Cariatides
La façade aux Cariatides |

Bibliothèque nationale de France

La période de la Renaissance vit ainsi l’émergence d’un savoir, d’un goût et d’une pensée des vestiges que l’on appelle « antiquarianisme », aux origines de l’archéologie et de l’idéologie patrimoniale contemporaines.

Une quête de connaissance

L’antiquarianisme se caractérisa, en un premier aspect, par l’élaboration de méthodes d’érudition destinées à inventorier, restituer et interpréter les traces matérielles de l’histoire ancienne – ce que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de proto-archéologie. Dans la continuité des jalons posés par Pétrarque et son entourage, les humanistes du Quattrocento (15e siècle) déambulèrent dans Rome pour en observer les monuments.

Michele Ferrarini, Collectio inscriptionum
Michele Ferrarini, Collectio inscriptionum |

Bibliothèque nationale de France

La collecte des inscriptions qui s’y trouvaient gravées se révéla dès lors un instrument décisif d’identification, notamment pour corriger les traditions légendaires. Des recueils épigraphiques commencèrent à recenser et à reproduire les textes de ces inscriptions. Ils se conjuguaient à l’étude des informations historiques rapportées par les sources littéraires (dans les écrits de Pline, Tite-Live, Suétone notamment) et à la description concrète des vestiges visibles, avec éventuellement l’examen de monnaies, médailles ou objets d’art comportant des représentations d’édifices.
Au cours des décennies 1430-1440 à Rome, dans le milieu de la curie papale, une série d’œuvres pionnières fut produite, parmi lesquelles les répertoires de monuments de Poggio Bracciolini (le premier livre Sur l’inconstance de la fortune) et Biondo Flavio (Rome restaurée), ou le relevé topographique de Leon Battista Alberti (Description de la ville de Rome).

Plan de Rome à vol d’oiseau en 1570
Plan de Rome à vol d’oiseau en 1570 |

Bibliothèque nationale de France

Cette quête de connaissance s’enrichit et s’étendit rapidement. Elle ne concerna pas seulement la ville de Rome, mais toute la romanité, voire l’ensemble des civilisations anciennes. Cyriaque d’Ancône, l’un des plus fameux explorateurs d’antiquités du 15e siècle, effectua par exemple une série de voyages à travers l’Italie et la Méditerranée (particulièrement en Grèce) pour rapporter de riches volumes de recensement des vestiges et inscriptions, assortis de ses propres dessins. Les descriptions d’antiquités par ville ou région abondèrent à travers l’Europe, du simple récit épistolaire au catalogue toujours plus raisonné et exhaustif au milieu du 16e siècle.

Giovanni Marcanova, Collectio antiquitatum
Giovanni Marcanova, Collectio antiquitatum |

Bibliothèque nationale de France

Le rôle de la représentation graphique prit aussi une place plus importante à partir de la seconde moitié du Quattrocento, comme en témoignent les remarquables illustrations contenues dans la Collection d’antiquités achevée à Bologne vers 1465 par Felice Felicianoet Giovanni Marcanova, deux autres précurseurs de l’épigraphie moderne. L’étude systématique et philologique des sources textuelles et matérielles suscita en outre l’ambition d’une reconstitution encyclopédique de l’histoire romaine : le volumineux traité De l’As et ses parties (première édition en 1515), vaste enquête sur la vie économique antique menée par l’humaniste français Guillaume Budé, est considéré comme l’un des sommets de cette entreprise d’érudition totale.

Guillaume Budé, De l’As et ses parties
Guillaume Budé, De l’As et ses parties |

Bibliothèque nationale de France

Un bouleversement artistique

Cette activité savante novatrice et féconde alla de pair avec une fascination esthétique extrêmement influente dans le domaine des arts. Les vestiges de l’Antiquité furent admirés comme les repères subsistants d’un idéal de beauté, dont il fallait reconstituer et reproduire les canons formels. Pour ce faire, il incombait aux artistes de voyager en Italie, d’explorer les antiquités, de les dessiner pour s’en inspirer.

Il campidoglio, au sommet de la colline du Capitole, relevé des bas-reliefs
Il campidoglio, au sommet de la colline du Capitole, relevé des bas-reliefs |

Bibliothèque nationale de France

L’architecture fut certainement l’une des disciplines les plus précocement et durablement transformées par l’impératif antiquarianiste : le relevé méthodique et in situ de vestiges et de motifs ornementaux, tel que pratiqué et théorisé par Giuliano da Sangallo, Francesco di Giorgio Martini et Filarete dans la deuxième moitié du 15e siècle, s’imposa comme une technique d’apprentissage fondamentale et comme le principe d’un renouvellement stylistique de grande ampleur. Le dessin d’antiques et le séjour en Italie, en particulier à Rome, devinrent également des étapes obligées dans le parcours des peintres, sculpteurs et graveurs. On en trouve de beaux exemples dans les séries de ruines romaines figurées dans les années 1550 par des maîtres flamands, comme Hendrick van Cleve et Jérôme Cock.

Cour des antiques du cardinal della Valle
Cour des antiques du cardinal della Valle |

Bibliothèque nationale de France

Le Colisée, vue d’ensemble
Le Colisée, vue d’ensemble |

Bibliothèque nationale de France

Un tel attrait engendra une immense production d’imitation classique, alimentée de manière concomitante par les collections d’inscriptions et d’objets d’arts antiques (statues, médailles, camées, vases, joyaux…) que commencèrent à constituer et à exposer princes et prélats. Les jardins et les galeries de palais se remplirent de ces collections qui manifestaient le goût, la richesse, la gloire de leur propriétaire. Le pape Jules II, l’un des plus grands commanditaires de la Renaissance, fit notamment installer à partir de 1503 son extraordinaire collection de statues dans la cour dite du Belvédère au Vatican, conçue par Bramante. S’y trouvèrent réunis des chefs-d’œuvre qui, pour certains, avaient tout juste été exhumés lors de fouilles archéologiques ou de trouvailles fortuites, comme le célèbre Apollon du Belvédère (découvert vers 1490-1500), le groupe du Laocoon (1506), les statues du Tibre (1512) et du Nil (1513).

L’Apollon du Belvédère
L’Apollon du Belvédère |

Bibliothèque nationale de France 

Laocoon
Laocoon |

Bibliothèque nationale de France

Ces modèles inspirèrent profondément les artistes séjournant à Rome, à commencer par Michel-Ange et Raphaël. D’autres trouvailles eurent un grand retentissement au cours du 16e siècle, à l’instar de la Chimère d’Arezzo (1553), immédiatement entrée dans les collections de Cosme Ier de Médicis, pour la redécouverte de l’art étrusque.

La Chimère d’Arezzo
La Chimère d’Arezzo |

Bibliothèque nationale de France

Les ténèbres qui enveloppent les antiquités

Vasari, Les Vies, introduction, 1550
Peut-être ne serait-il pas déraisonnable de penser qu’elle exista encore plus anciennement chez les...
Lire l'extrait

Un imaginaire historique

L’arc de Constantin
L’arc de Constantin |

Bibliothèque nationale de France

Avec l’érudition, la littérature et l’art, un imaginaire des vestiges fut affirmé et mis en scène. Il nourrissait une réflexion essentielle sur le cours de l’Histoire et sur la valeur mémorielle des reliques d’une Antiquité glorieuse et perdue. Le spectacle des ruines était en lui-même un avertissement, qui invitait à méditer sur la chute de l’empire et de la civilisation romaines. Les bâtiments effondrés semblaient autant d’évocations mélancoliques du temps inexorable et inconstant, et constituèrent un motif figuratif et poétique récurrent à l’époque moderne. Mais il était aussi dit qu’en préservant ces reliques de la destruction et de l’oubli, un héritage non seulement culturel, mais encore et surtout moral et politique, serait transmis et ressuscité.

Que vous puissent les dieux un jour donner tant d’heur,
De rebâtir en France une telle grandeur.

Joachim du Bellay au roi de France Henri II, ouverture du recueil de poèmes intitulé Les Antiquités de Rome (1558)

À l’aune du regard promu par les humanistes, les vestiges apparurent toujours plus intensément comme les lieux de mémoire (les « monuments ») d’un patrimoine suprême de la civilisation. Ils portaient l’espoir d’une Renaissance et offraient un réservoir de légitimité aux souverains qui s’en feraient les protecteurs.

Le Forum, vu depuis l’arc de Septime Sévère
Le Forum, vu depuis l’arc de Septime Sévère |

Bibliothèque nationale de France

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 février au 16 juin 2024.

Lien permanent

ark:/12148/mmx7pqrdfh1vz