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Les pratiques de la lecture dans le monde grec

Guglielmo Cavallo et Roger Chartier
Cadmos apportant l’alphabet aux Grecs
Cadmos apportant l’alphabet aux Grecs

Bibliothèque nationale de France

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Platon oppose le discours parlé conçu comme un « discours de vérité », qui sait s’adapter à ses interlocuteurs, peut en étudier les réactions, éclaircir les questions posées et riposter aux attaques ; et le discours écrit qui ne peut qu’éternellement se répéter. Diffusé sur un support matériel inerte, l’écrit ne sait pas où trouver celui qui sera capable de le comprendre, ni éviter celui qui en sera incapable. Il ignore qui fera émerger un sens par la médiation de la lecture. Chaque lecture est donc une interprétation du texte, différente à chaque lecteur. Au crédit de l’écrit, néanmoins, il faut mettre sa capacité à s’offrir à une lecture libre, à une interprétation et à un usage du texte en toute liberté.

L’écrit participe à l’âge classique au fonctionnement de la démocratie

Entre le 6e siècle et la fin du 5e siècle avant J.-C. s’estompe la contradiction entre la rareté du livre et une alphabétisation assez large, une capacité à lire les inscriptions officielles ou privées, peut-être même dans les couches inférieures de la société urbaine. Cette contradiction renvoie à la fonction même de la lecture à cette époque puisque la production de textes écrits proposés à une lecture publique, et surtout la forme et la typologie des messages, contribuent de manière essentielle au fonctionnement de la démocratie athénienne à partir de sa fondation (508-507 av. J.-C.)

L’Aède pensif
L’Aède pensif |

© Bibliothèque nationale de France

L’écriture est d’abord au service de la culture orale, rendant la parole plus efficace : ainsi de la littérature épique, et, plus globalement, des œuvres en vers, ou encore des inscriptions ou des textes courts peints sur des objets. Mais la lecture, et le livre en particulier, ont encore une autre fonction, celle de la conservation du texte. La Grèce antique a très nettement conscience que l’écriture a été « inventée » pour fixer les textes et les rappeler ainsi à la mémoire, c’est-à-dire, dans la pratique, les conserver.

C’est dans les dernières décennies du 5e siècle avant J.-C., semble-t-il, que le livre destiné à la lecture se distingue du livre destiné seulement à la fixation et à la conservation du texte. Cette transition s’observe dans l’iconographie des vases attiques de la période, où l’on voit des livres utilisés à l’école, et donc à des fins éducatives à un certain niveau, ou encore des scènes de lecture proprement dite, où les lecteurs sont d’abord des hommes, et très vite ensuite des femmes. Ces lecteurs ne sont pas solitaires, ils apparaissent en général dans des scènes de réception ou de conversation, signe que la lecture était surtout entendue comme pratique de la vie en société (ou dans le cadre d’une association). Bien que connue, la lecture solitaire était peu fréquente, si l’on en croit les très rares témoignages iconographiques et littéraires qui nous sont parvenus.

La lecture à voix haute reste la pratique la plus répandue dans toute l’Antiquité.

L’une des plus anciennes éditions de l’Odyssée
L’une des plus anciennes éditions de l’Odyssée |

© Institut de papyrologie

Peut être a-t-elle pour but de rendre compréhensible au lecteur le sens d’une écriture sans séparation entre les mots, qui resterait inintelligible et inerte sans énonciation à voix haute. Mais nous avons aussi des preuves d’une pratique de la lecture silencieuse à une époque très ancienne, ce qui oblige à se demander, d’une part, jusqu’à quel point les deux formes de lecture n’ont pas été associées l’une à l’autre avec l’écriture sans séparation et, d’autre part, si elles n’ont pas toujours été pratiquées ensemble et ne dépendaient pas seulement de la situation du lecteur.

Muse debout tenant un volumen
Muse debout tenant un volumen |

Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

Les Grecs de l’âge classique n’ignoraient nullement les lectures de voyage, et donc « de divertissement », en dehors de toute obligation tenant au métier exercé. Les premières collections de livres, même privées, sur lesquelles nous ayons des témoignages, sont de type professionnel, comme celles d’Euripide et Aristote.
Néanmoins, à la même époque, on voit naître un autre modèle de bibliothèque privée : « Tu veux peut-être devenir rhapsode ? » demande Socrate à Euthydème, et d’ajouter : « On dit que tu possèdes tout Homère ». Euthydème n’a pas l’intention de devenir rhapsode. Il désire seulement se procurer le plus grand nombre de livres possible pour les lire : en somme, il veut se faire une bibliothèque non professionnelle.

La richesse du vocabulaire témoigne de la diversité des pratiques

Les différents verbes utilisés par les Grecs pour désigner l’acte de lire expriment des nuances différentes. Des verbes comme nemein et ses composés ananemein, epinemein, signifient lire au sens de « distribuer » le contenu de l’écrit, ce qui implique une lecture orale ; anagignoskein désigne la « reconnaissance », le « déchiffrement » des lettres, syllabes, mots, phrases : cette lecture de déchiffrement est susceptible d’être déterminée par différents adverbes, tacheos ( « rapidement » ), bradeos ( « avec peine » ), ortos ( « correctement » ), kata syllaben ( « syllabe après syllabe » ), alors que les verbes qui ont recours à des métaphores particulières, dierchomai et diexeimi, « parcourir », se réfèrent à un texte « parcouru », c’est-à-dire « travers » du début à la fin, avec la plus grande attention et donc en profondeur.

Il semble que l’Antiquité soit passée d’une lecture comme « distribution de texte » faite par les rares personnes sachant lire devant des illettrés, bien plus nombreux, à une lecture comme « reconnaissance » directe des lettres plus répandue, puis, entre le 5e et le 4e siècle, à un examen attentif du texte, de fond en comble. Isocrate oppose « ceux qui lisent superficiellement » à ceux « qui se déplacent à travers tout le texte très attentivement ». C’est sous la plume d’Isocrate que nous trouvons pour la première fois, avec le recours au verbe patein, l’image du livre littéralement « piétiné », et donc lu et relu à plusieurs reprises. Faut-il y voir une forme de lecture intensive ?
Tout cela prouve que la Grèce de l’âge classique a connu différents types de lecture, même si, par la suite, certains verbes originellement distincts en vinrent à être utilisés l’un pour l’autre ou à exprimer des nuances qui ne nous sont pas toujours perceptibles.

Il est difficile de dire si les usages nouveaux et accrus de la culture écrite à l’époque hellénistique (que démontrent la production et l’usage de grandes quantités de textes) ont contribué non seulement à une plus large diffusion de l’instruction, et donc de l’enseignement scolaire, mais aussi à une plus vaste diffusion de la lecture.

Muse lisant un volumen
Muse lisant un volumen |

Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

À l’époque hellénistique le livre joue un rôle fondamental

À l’ époque hellénistique, malgré la persistance de certaines formes de transmission orale, le livre joue désormais un rôle fondamental. La littérature dépend tout entière de l’écriture et du livre, instruments de la composition de l’œuvre, de sa diffusion, de sa conservation. Mieux, les bibliothécaires d’Alexandrie, tout occupés à attribuer, contrôler, transcrire et commenter les textes, transforment en livres une littérature ancienne qui, à sa naissance, n’était pas destinée à être ainsi fixée. En somme, ils imposent l’idée qu’il n’y a d’œuvre qu’écrite et qu’on peut se l’approprier grâce au livre qui la conserve. La bibliothèque d’Alexandrie, archétype des grandes bibliothèques hellénistiques, est à la fois « universelle » et « rationnelle » : universelle parce que vouée à la conservation des livres de tous les temps et de tout le monde connu, et rationnelle parce que les livres qu’elle détient doivent entrer dans un système de classification (voir les « catalogues » de Callimaque) par auteur, par œuvre, par contenu. Cette « universalité » et cette « rationalité » supposent l’une et l’autre la fixation écrite des textes, ainsi soumis à la critique, recopiés, enfermés dans un livre, classés et déposés parmi les autres livres.

Table iliaque "Veronensis I"
Table iliaque "Veronensis I" |

© Bibliothèque nationale de France

Le texte se structure

C’est dans cette perspective qu’on en vint à définir pour les textes du passé comme pour les textes modernes une structuration plus précise en rouleaux et d’après les caractères extérieurs du volumen (rouleau) lui-même. Une fois fixé un format standard, en hauteur et en longueur, par rapport aux formats extrêmes, la règle voulait que chaque rouleau fût consacré à une œuvre particulière (on notera que sa dimension dépendait du genre littéraire et de la structure de l’œuvre) ou à un seul « livre » (au sens d’une division du texte) d’une œuvre qui en comportait plusieurs, avec cette exception : les œuvres ou « livres » très longs étaient répartis sur deux rouleaux, et des œuvres ou « livres » très brefs étaient réunis dans un seul rouleau. On en vint aussi à définir une « mise en colonne » de l’écriture, un système pour les titres, et une série de dispositifs (signes de paragraphes, ou signes marquant la fin d’un texte) qui divisent les textes et les sections de chaque texte. On est en présence d’une remise en ordre de la production littéraire et d’une discipline technique fonctionnellement liées à la création des grandes bibliothèques ainsi qu’à de nouvelles pratiques de lecture.

Les grandes bibliothèques hellénistiques ne sont pas des bibliothèques de lecture

Elles sont des signes tangibles de la grandeur des dynasties au pouvoir (les Ptolémées, les Attalides), et un instrument de travail pour un cercle de savants et de gens de lettres : bien que techniquement réunis pour la lecture, les livres sont plutôt accumulés que réellement lus. Ces bibliothèques hellénistiques obéissent encore au modèle de référence plus ancien, celui des collections de livres des écoles de philosophie et de science, réservées à un nombre très limité de maîtres, d’élèves et de disciples.

Le développement de la lecture intimiste

Almageste de Claude Ptolémée
Almageste de Claude Ptolémée |

© Bibliothèque nationale de France

À part les grandes bibliothèques, dont la gloire nous a été transmise par des documents historiques, on connaît assez peu d’autres bibliothèques publiques de l’époque hellénistique. Même si on doute désormais de l’existence de bibliothèques de gymnases installées dans un espace spécifique, il reste que différentes sources archéologiques nous obligent à considérer que certaines villes du monde hellénistique sont dotées d’une bibliothèque. La question est de savoir quelle est leur fonction, et qui peut réellement les fréquenter. Il semble que la lecture est pratiquée plutôt en privé par ceux qui la maîtrisent. Les fragments de rouleaux gréco-égyptiens survivants, plus ou moins importants, montrent qu’il s’agit surtout de textes de l’époque classique. L’époque hellénistique voit également fleurir les manuels techniques, tels les ouvrages de critique philologique et littéraire, ou les ouvrages de tactique militaire et d’agriculture. Dans ce second cas, il s’agit probablement de textes de référence pour des professionnels plutôt que de textes proposés à un large public. La statuaire et les tombeaux de l’époque représentent de plus en plus souvent des personnages en train de lire, mais, à la différence de l’âge classique, il s’agit presque toujours de lecteurs solitaires, comme si un rapport plus intime avec le livre était désormais établi. De la lecture comme moment de la vie associative propre à la cité, on est passé à la lecture comme repli sur soi, recherche intérieure, ce qui reflète bien les attitudes culturelles et les courants de pensée de la civilisation hellénistique.

Une diffusion accrue de l’écrit

Par rapport à l’époque précédente, nombreux sont les signes d’un élargissement de la lecture. Au-delà des cercles d’érudits professionnels, le rôle nouveau du livre se lit dans la composition d’épigrammes, de dédicace et de présentation éditoriale où le livre est l’objet d’une sorte d’allocution. La lecture à voix haute « donne une âme au livre », de même que, depuis l’époque archaïque, elle « donnait une âme » aux inscriptions (sur les stèles funéraires, sur des objets personnels), signe d’une plus grande diffusion de l’écrit. Avec sa personnalité bien à lui, le livre entre dans un jeu de relations avec les lecteurs.
Du côté de l’auteur aussi, un rapport plus étroit entre livre et lecteur s’instaure à l’époque hellénistique, l’auteur facilitant l’accès au texte, surtout quand il est complexe ou étendu sur plusieurs livres : les historiens font précéder d’un sommaire chaque partie de leur œuvre, pour en faciliter la lecture et la consultation. Ce n’est pas un hasard si, sur les traces des sophistes et d’Aristote, surtout avec Denys de Thrace, apparaît alors une véritable théorie de la lecture, dispensée par des manuels de rhétorique et des traités de grammaire, et qui constitue un ensemble assez détaillé de préceptes sur l’expressivité de la voix dans l’acte de lecture. Sans cet art de lire, l’écrit ne serait qu’une série de traces incompréhensibles déposées sur le papyrus. Toute lecture, qu’elle soit solitaire ou devant un auditoire, doit être une interprétation vocale et gestuelle servant au mieux le genre littéraire et les intentions de l’auteur, faute de quoi le lecteur s’exposerait au ridicule. Cette conception artistique de la lecture est issue de l’art des orateurs, lui-même lié à celui de l’acteur. D’où la recherche d’une méthode de déchiffrement des indications offertes par le texte lui-même, pour atteindre à une lecture correcte.

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