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Une offre numérique qui bouleverse les pratiques du lectorat

Dans le Labo
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Apparu dès 1971, le livre numérique s'est progressivement fait une place dans la vie quotidienne des lecteurs au fur et à mesure du développement des technologies et des ressources digitales. S'agit-il de la dernière révolution du livre ?

L’offre éditoriale

Les premiers livres numériques sont apparus avec le projet Gutenberg, qui a été lancé en 1971 par Michael Hart à l’université de l’Illinois aux États-Unis. D’inspiration humaniste, ce projet toujours actif vise à mettre à la disposition du public, sous forme dématérialisée, le plus grand nombre d’ouvrages tombés dans le domaine public. Reposant sur le bénévolat, il a franchi le cap symbolique des 1 000 livres saisis en 1991, pour en proposer en 2020 plus de 60 000, librement téléchargeables dans plusieurs formats (HTML, Epub, Mobipocket etc.). Il constitue ainsi une offre de classiques provenant du monde entier.

Dans le même esprit, de 1993 à 2002, l’Association des bibliophiles universels (ABU) a mis en ligne sur son site 288 textes en langue française. La création bénévole de livres numériques se poursuit par le biais d’autres initiatives, comme Wikisource, rattachée à la sphère Wikimedia, qui totalise aujourd’hui plus de 60 000 textes (livres, articles, poèmes etc.) passés dans le domaine public ou publiés sous licence libre.

Un curieux document du 2e siècle avant J.-C., la Lettre d'Aristée, peut-être apocryphe, rapporte à propos des origines de la bibliothèque d'Alexandrie une histoire emblématique de ce rêve colossal.
Dans le but de constituer une bibliothèque universelle (dit la lettre), le roi Ptolémée écrivit « à tous les souverains et gouvernants de la terre » pour les prier de lui envoyer les livres de toutes espèces par toutes espèces d'auteurs, « poètes et prosateurs, rhéteurs et sophistes, docteurs et devins, historiens, et aussi tous les autres ».
Les savants au service du roi avaient calculé que cinq cent mille rouleaux seraient nécessaires si l'on voulait réunir à Alexandrie  « tous les livres de tous les peuples du monde ».

Alberto Manguel, La Bibliothèque la nuit, Actes Sud, 2006

Parallèlement à la production de livres numériques par des particuliers, plusieurs projets de numérisation massive se sont succédé depuis la fin des années 1990, reposant sur les collections des bibliothèques. En France, la bibliothèque numérique Gallica, créée par la Bibliothèque nationale de France, mettait à la disposition des internautes, en 1998, plus de 2 500 ouvrages numérisés en mode image, complétés par un extrait de la base Frantext du CNRS (250 volumes saisis en mode texte). En 2022, ce sont plus de neuf millions de documents qui sont téléchargeables gratuitement en PDF, pour la plupart d’entre eux disponibles à la fois en mode image et en mode texte. Cette offre de livres numériques, associée à la numérisation d’autres types de documents (images, manuscrits, cartes, titres de presse et de revues, partitions, documents sonores), fait aujourd’hui de Gallica l’un des principaux portails culturels francophones.

Le lancement du projet Google Livres, en 2004, traduisant la volonté de cet acteur majeur du web de numériser plus de 10 millions d’ouvrages, s’est accompagné d’une prise de conscience pour les différents acteurs de la chaîne du livre de l’importance stratégique que peut revêtir l’accès à une offre éditoriale sous forme dématérialisée, qu’elle soit patrimoniale ou contemporaine. Ce projet repose d’une part sur des partenariats noués avec de grandes bibliothèques dans le monde, qui prêtent leurs collections à des fins de numérisation et de diffusion sur le portail Google Livres, d’autre part sur la recherche d’un accord avec les auteurs et les éditeurs (le Google Books Settlement aux États-Unis). La numérisation par Google de documents sous droits, sans leur accord préalable, a suscité des réactions de la part des auteurs et des éditeurs. Elle a notamment incité les éditeurs à considérer eux-mêmes la question de la numérisation de leurs catalogues et à redéfinir leur stratégie de présence sur les réseaux, de nouveaux enjeux dont ils avaient jusque-là tardé à se saisir.

La situation évolue, et de plus en plus d’éditeurs sont aujourd’hui prêts à passer le cap de l’édition électronique. L’offre globale des éditeurs français se caractérise à l’heure actuelle par une certaine hétérogénéité et une diversité des modes d’accès et des conditions d’achat. Plusieurs dizaines de plates-formes coexistent et proposent des modes de paiement différents : paiement à l’acte, abonnement à des bouquets, ou encore location (consultation en ligne en flux continu ou streaming ou acquisition d’un fichier numérique chronodégradable).

Selon les chiffres de l’Observatoire de l’économie du livre, le livre numérique ne représente aujourd’hui que 8,4 % du chiffre d’affaires de l’édition. Les risques de piratage et de diffusion illégale de contenus, malgré le verrouillage électronique par les mesures techniques de protection (en anglais digital rights management ou DRM), ont longtemps expliqué les réticences du monde de l’édition à prendre le virage numérique. Or l’attente est forte du côté des lecteurs qui souhaitent trouver des livres numériques beaucoup moins chers que leurs équivalents sur papier. Les modèles économiques cherchent encore à se stabiliser.

Le lectorat

À l’échelon mondial, le livre numérique commence pourtant à trouver son lectorat. Le libraire en ligne Amazon a affirmé en juillet 2010 avoir vendu davantage de livres numériques que de volumes papier. Aux États-Unis, d’après l’Association of American Publishers, 7% des adultes disaient ne lire que des livres numériques et 29% à la fois des livres papier et numériques en 2018 ; par ailleurs, environ 20% des Américains écoutaient des audiolivres en 2020. Au Japon, où le marché numérique représentait 6​ % du chiffre d’affaires de l’édition en 2009, les mangas se lisent désormais sur téléphone portable. En France, 25 % des Français disent avoir expérimenté la consultation d’un livre électronique en 2020. Le développement des usages se produira sans doute de manière contrastée selon les genres. Les publications scientifiques, les encyclopédies et les dictionnaires, les manuels scolaires, les guides de voyages, de manière générale les publications à visée documentaire, informative ou pédagogique, mais aussi les formes courtes du discours (poésie, nouvelles) ou la bande dessinée connaîtront probablement un essor plus rapide sous leur forme numérique que les romans et les ouvrages de fiction, plus intimement liés au support papier. Le développement du prêt de livres numériques en bibliothèque contribuera à en faire connaître les atouts et à familiariser le public avec ce nouveau mode de lecture.

Plusieurs facteurs contribueront à améliorer l’offre de livres numériques, encore en phase d’émergence. La question de l’interopérabilité est cruciale. L’interopérabilité est généralement définie comme la faculté pour plusieurs systèmes de pouvoir communiquer entre eux. Or, les choix technologiques (comme les formats de fichier, ou les mesures techniques de protection) peuvent constituer une barrière au développement des usages. Un acheteur souhaitera disposer de son livre numérique sur les différents supports en sa possession (ordinateur fixe ou portable, smartphone, tablette multimédia…) et non pas sur un seul d’entre eux. Cela suppose que les fabricants de supports électroniques, les éditeurs et les distributeurs de livres numériques adoptent des formats interopérables et normalisés plutôt que des formats propriétaires, liés à une marque ou un logiciel. Par ailleurs, le rôle des métadonnées (informations descriptives sur le livre, caractéristiques techniques, conditions de disponibilité et d’utilisation) est tout aussi déterminant pour permettre au public d’accéder à une information fiable et de trouver facilement la référence qu’il recherche. L’inscription du livre numérique dans les réseaux sociaux, voire la création d’un véritable « espace social du livre numérique » sera l’une des conditions de son succès. Les recommandations des amis, de la famille, des personnes partageant les mêmes centres d’intérêt, des professionnels du livre (libraires, bibliothécaires) ont toujours compté dans les choix de lecture. Le web social représente une opportunité pour accroître les interactions vis-à-vis du livre numérique, pour partager ses goûts de lecture, les commentaires et les appréciations que l’on porte sur les livres, faire de la lecture – activité généralement perçue comme solitaire – un véritable espace de sociabilité.

Cent mille milliards de poèmes
Cent mille milliards de poèmes |

© ADAGP / Gallimard, 1961

Le livre sous sa forme papier est peut-être une invention parfaite, indépassable, « comme la roue », selon la comparaison d’Umberto Eco. Mais le livre numérique possède des qualités propres qui en développeront l’usage dans les années à venir : possibilité de rechercher dans le plein texte, d’agrandir la taille des caractères pour une meilleure lisibilité, d’emporter avec soi une bibliothèque de plusieurs centaines ou plusieurs milliers de livres dématérialisés… La révolution numérique a bouleversé nos vies, elle bouscule aussi nos habitudes de lecture en introduisant de nouveaux modes de production et d’appropriation du texte. Le fait de consacrer autant de moyens à la numérisation des livres peut être considéré comme la réaffirmation paradoxale de l’importance du livre dans nos sociétés modernes.

Provenance

Cet article provient du site L'Aventure du livre (2011).

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