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Le triomphe de l’édition littéraire

L’Œuvre, de Gustave Téry, publie Le Feu, notes d’un combattant par Henri Barbusse
L’Œuvre, de Gustave Téry, publie Le Feu, notes d’un combattant par Henri Barbusse

© Bibliothèque nationale de France

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Si la Première Guerre mondiale marque un fort ralentissement de la production livresque, celle-ci reprend après 1918. C'est alors aux maisons d'éditions littéraires, Gallimard et Grasset en tête, qu'il revient d'animer la scène éditoriale.

Les inquiétudes dont les journaux s’étaient fait l’écho autour de 1890 semblent s’estomper au tournant du siècle. Le tassement du nombre de titres nouveaux jetés sur le marché et la diminution du nombre des librairies apparaissent, avec le recul, comme des ajustements nécessaires à la demande, après cinquante ans de bouleversements structurels et d’explosion de la production. Une fois cette crise de croissance passée, la situation se stabilise et on assiste même au lancement avec succès de grandes collections populaires : « Modern-Bibliothèque » (1904) et « Livre populaire » (1905) chez Fayard, « Idéal-Bibliothèque »  (1910) chez Lafitte, « Select-Collection »  (1914) chez Flammarion…

Les Gaz (alerte aux gaz dans les tranchées)
Les Gaz (alerte aux gaz dans les tranchées) |

© Bibliothèque nationale de France

La Première Guerre mondiale entraîne un arrêt quasi total de la production durant le second semestre de 1914 : la mobilisation d’une grande partie du personnel et des auteurs, la difficulté des approvisionnements en papier, la désorganisation du transport ferroviaire sont des entraves à une activité qui reprend lentement à partir de 1915. Les éditeurs sont ensuite confrontés au renchérissement des matières premières et à la hausse des salaires liée à l’inflation. Ils décident de répercuter cette augmentation des coûts sur le prix de tous leurs livres au 1er août 1917. C’en est fini de l’édition courante à 3,50 francs qui était la règle, pour la littérature, depuis les années 1840.
Dans ce contexte difficile, les éditeurs vivent beaucoup de rééditions. La littérature de guerre, qu’ils ont cru devoir publier, suscite assez vite la lassitude du public : en plébiscitant Le Feu d’Henri Barbusse (300 000 exemplaires vendus en 3 ans), les lecteurs montrent qu’en 1917, seule une vision critique de la guerre peut encore retenir leur attention et les détourner d’une littérature d’évasion.

Le Petit Ami
Le Petit Ami |

© Bibliothèque nationale de France

Réunion d’écrivains au Mercure de France
Réunion d’écrivains au Mercure de France |

© Bibliothèque nationale de France

Le phénomène le plus marquant de l’entre-deux-guerres est la vitalité de l’édition littéraire et la part qu’y prennent quelques jeunes maisons d’édition. Le Mercure de France, qui avait dominé la scène littéraire avant 1914, reste fidèle à des choix esthétiques qui ne correspondent plus à leur époque. Deux maisons d’édition, fondées peu avant la guerre de 1914, profitent donc de la prospérité des années 1920 pour s’imposer grâce à une nouvelle génération d’écrivains.

Les éditions Gallimard et leur comité de lecture

Gaston Gallimard
Gaston Gallimard |

© Archives Éditions Gallimard

La Nouvelle Revue française, dont la première livraison paraît en 1908, se fait éditrice à partir de 1911 en publiant Gide, Claudel, Martin du Gard… Après quatre années d’une vie très ralentie par la guerre, la maison d’édition s’affranchit de la tutelle de la revue sous la houlette de Gaston Gallimard, dont elle prend le nom en 1919. Toutefois, les liens intellectuels ne sont pas rompus ; la revue réunit des écrivains autour d’une sensibilité littéraire commune et fournit un vivier d’auteurs à la maison d’édition. Pour l’aider dans ses choix, Gaston Gallimard a constitué un comité de lecture rassemblant des personnalités telles que Jean Paulhan, Benjamin Crémieux, Marcel Arland. Il consulte aussi de façon plus informelle des écrivains comme André Gide, Valery Larbaud ou Léon-Paul Fargue. Grâce à eux, il multiplie ses occasions de repérage et de contact avec les nouveaux talents ; leur connaissance des milieux littéraires français mais aussi des littératures étrangères lui est précieuse : Brice Parain pour la littérature russe, Larbaud pour le domaine anglo-saxon et latino-américain, Grœthuysen pour les pays germaniques, Crémieux pour l’Italie…

À eux tous, ils rassemblent tout ce qui compte dans l’histoire littéraire de l’entre-deux-guerres, surréalistes exceptés : Malraux, Morand, Audiberti, Drieu La Rochelle, Maurois, Aragon, Saint-Exupéry, Claudel, Sartre…, et dans le domaine de la littérature étrangère, Dos Passos, Faulkner, Hemingway, Steinbeck… que Maurice Coindreau fait entrer dans la collection « Du monde entier » (1931), aux côtés de Pirandello, Moravia, Kafka…

André Gide à son bureau
André Gide à son bureau |

© Bibliothèque nationale de France

Fin de séance du comité de lecture
Fin de séance du comité de lecture |

© Photo Jacques Sassier/Archives Éditions Gallimard

Quelle que soit la qualité de cette littérature, elle n’est pas toujours immédiatement rentable, d’autant que Gaston Gallimard a pour politique de se montrer généreux et patient avec les auteurs dont il pressent le talent. Il doit donc faire place dans sa production à des romans de vente plus facile, avec des auteurs comme Joseph Kessel(Belle de jour), Marcel Aymé (La Jument verte) et des auteurs de romans policiers comme Georges Simenon, enlevé à Fayard en 1933, ou chez les Anglo-saxons, Dashiell Hammett, Ellery Queen... Si la littérature est le domaine le plus actif chez Gallimard, les essais y ont aussi leur place, notamment dans la « Bibliothèque des idées » créée dès 1927 et toujours vivante aujourd’hui.

Les éditions Grasset et le Goncourt

Bernard Grasset entouré de Jean Blanzat et Bernard Privat
Bernard Grasset entouré de Jean Blanzat et Bernard Privat |

© Éditions Grasset

À la différence de Gaston Gallimard, Bernard Grasset n’a pas de relations dans le monde littéraire parisien quand il se lance dans l’édition en 1907 ; il doit donc parier sur la publicité pour attirer l’attention sur sa maison et ses auteurs. Le premier, il mène campagne pour faire attribuer le jeune prix Goncourt (décerné pour la première fois en 1903) à l’un de ses auteurs, et personne avant lui n’avait songé à convoquer les actualités Gaumont à la signature du contrat d’un auteur, comme il le fera pour Raymond Radiguet. Ses efforts sont couronnés de succès : Alphonse de Chateaubriant reçoit le premier de « ses » prix Goncourt en 1911 pour M. des Lourdines. Le Diable au corps (1923) atteint les 40 000 exemplaires ; c’est un beau résultat pour le premier roman « d’un jeune auteur de dix-huit ans » mais très inférieur aux 160 000 exemplaires de Maria Chapdelaine (1921), de l’auteur canadien Louis Hémon, pour lequel il a fait le siège des journalistes. Si ces « coups » éditoriaux peuvent attirer des auteurs en quête de reconnaissance à qui il fait très souvent supporter les frais d’édition et de publicité, ils ne lui constituent ni un fonds ni une légitimité littéraire.

Du côté de chez Swann
Du côté de chez Swann |

© Bibliothèque nationale de France

Maquette de la recouvrure du roman de Marcel Proust Du côté de chez Swann édité par les Éditions de la NRF
Maquette de la recouvrure du roman de Marcel Proust Du côté de chez Swann édité par les Éditions de la NRF |

© Archives Éditions Gallimard

Ainsi, Proust qui lui a confié le premier volume d’À la recherche du temps perdu, faute d’être accepté par un autre éditeur, rejoindra Gallimard dès que l’opportunité lui en sera offerte. Grasset fait donc appel à des hommes familiers du milieu intellectuel comme Daniel Halévy, Edmond Jaloux ou Jean Guéhenno. Grâce à eux, le catalogue s’étoffe d’œuvres de qualité et, avec des auteurs comme Maurois, Montherlant, Genevoix, Benda, Drieu La Rochelle, Cendrars, Morand, Mauriac, Giraudoux, Cocteau, Giono, Colette, Bernard Grasset peut se poser en rival de Gallimard. Il ne renonce pas pour autant aux déclarations tonitruantes, aux formules publicitaires chocs comme les « 4 M » pour ses quatre romanciers phares (Montherlant, Mauriac, Maurois, Morand) ou aux surenchères financières pour arracher un auteur à un confrère. Il ne renonce pas non plus aux rentrées d’argent que lui procurent les éditions à compte d’auteur d’œuvres médiocres car sa situation financière est toujours fragile. En effet, à l’exception de Mauriac, Montherlant et Giraudoux, il ne réussit pas à fidéliser les auteurs de renom et à créer entre eux un esprit commun. Sa personnalité cyclothymique, ses méthodes commerciales voyantes, sa propension à s’attribuer le mérite de leur succès réduisent ses rapports avec les auteurs à la gestion de leurs intérêts communs.
La concurrence entre Gallimard et Grasset a laissé peu de place aux autres jeunes éditeurs tentés par une littérature novatrice. Les surréalistes seront accueillis par le Sans-Pareil, les Éditions surréalistes, les éditions du Sagittaire, petites maisons à l’équilibre financier fragile.

Stock et la littérature étrangère

À la différence de Gallimard, Grasset s’est peu aventuré sur les terres de la littérature étrangère. En revanche, c’est le domaine d’excellence de Stock, Delamain et Boutelleau. Jacques Boutelleau (alias Chardonne en littérature) s’est associé avec son beau-frère pour reprendre avant la guerre de 1914 la maison Stock, au bord de la faillite quoique riche notamment d’un fonds de littérature nordique et russe. Leur « Cabinet cosmopolite » rassemble une littérature d’un abord assez facile, avec Vicki Baum ou Pearl Buck, et des auteurs plus exigeants comme Virginia Woolf, Thomas Mann, Scott Fitzgerald, Katherine Mansfield… La collection peut s’enorgueillir, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, de compter plusieurs prix Nobel et sa couverture rose est toujours présente dans les librairies aujourd’hui. Avec d’autres collections comme « Feux croisés » chez Plon, « Maîtres de la littérature étrangère » et « Grandes Traductions » chez Albin Michel, la « Collection bilingue » chez Aubier, « Les Meilleurs Romans étrangers » chez Hachette et bien d’autres, la littérature étrangère fait donc une entrée en force dans l’édition française.

Les éditions populaires

En revanche, la littérature de grande diffusion continue à être bien représentée chez les grands éditeurs généralistes comme Fayard et son « Livre de demain » à la présentation originale, Flammarion ou Albin Michel. Après des débuts difficiles dans la librairie, en 1907, celui-ci s’est lancé avec succès dans l’édition populaire ; en 1919, il se signale par un coup d’éclat, avec L’Atlantide de Pierre Benoit. Grâce à cet auteur prolifique et fidèle, et à quelques autres comme Roland Dorgelès (Les Croix de bois, 1919) ou Maxence Van der Meersch, il s’impose rapidement comme un éditeur de premier plan pour la littérature grand public. Peu de nouveaux venus, en revanche, parmi les éditeurs de littérature populaire, vendue en publications bon marché, mais des formes d’écriture et des auteurs nouveaux. Ainsi, le cinéma inspire chez plusieurs d’entre eux des collections de ciné-romans et, aux longs romans parfois découpés en feuilletons, Rouff, Ferenczi et Tallandier préfèrent désormais de courts romans complets vendus par fascicules hebdomadaires.

L’Atlantide
L’Atlantide |

© Bibliothèque nationale de France

Maigret à New York
Maigret à New York |

© Bibliothèque nationale de France

Romans sentimentaux destinés au public féminin et romans d’aventures exotiques ou policières pour le public masculin partagent souvent les mêmes auteurs, polygraphes cachés par leur pseudonyme comme Georges Simenon qui travaille indifféremment pour les uns ou les autres. Plusieurs d’entre eux connaissent une grande célébrité et des tirages cumulés de plusieurs millions d’exemplaires comme Delly et Max du Veuzit, auteurs vedettes du roman sentimental chez Tallandier.

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