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Le nahuatl, écriture des Aztèques

Codex Xolotl
Codex Xolotl

© Bibliothèque nationale de France

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L’écriture nahuatl a connu un destin tragique : apparue moins de trois siècles avant la conquête espagnole, sa disparition a été brutale, mais aussi paradoxalement fertile.

Naissance de l’écriture nahuatl

À différentes époques de leur histoire, les Aztèques ont été au contact direct de civilisations voisines possédant une écriture, et c’est d’elles qu’ils ont appris leur système de communication graphique. Ainsi ont-ils pu bénéficier des connaissances des Toltèques. Selon le Codex de Florence, une des sources essentielles sur le Mexique ancien, les Toltèques étaient de grands savants qui avaient initié la tradition des comptes des années et des destinées, et toutes leurs découvertes formaient le Livre des rêves.

Le mythe de création de l’écriture chez les Aztèques

D’après Les Grandes Figures des mythologies, de Fernand Comte, Paris, 1997.
Quetzalcoatl est un dieu barbu, portant un masque, deux boucles d’oreilles à pendentifs, un pectoral...
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Mais si l’on en croit les récits nahuatls du Codex de Florence, les Aztèques seraient arrivés déjà en possession de l’écriture. En effet, ceux qui guidaient les Aztèques, ceux qui portaient les dieux dans leurs dos, étaient nommés amoxoaque, c’est-à-dire « es possesseurs de livres » et « ils portaient l’encre noire, les couleurs, les livres, les écrits, ils portaient le savoir ».

Disparition brutale

L’écriture nahuatl des Aztèques n’a guère duré plus de trois siècles : héritière d’une tradition brillante, elle a subi avec la conquête espagnole une disparition brutale.

Par un étrange paradoxe de son destin, ses destructeurs ont, en même temps, contribué à sa survie en suscitant pour des besoins divers - politiques, juridiques ou religieux - la rédaction de corpus en écriture nahuatl.

La seule source connue qui propose une date pour l’introduction de l’écriture en terre nahuatl est le Codex Xolotl. Sur la planche IV de ce document, on trouve la première mention d’un écrivain, nommé Coatlitepan, en l’année 4 Acatl, soit en 1 275. L’écriture nahuatl représente sans doute la synthèse d’apports divers originaires tout à la fois des hauts plateaux mexicains et de la zone mixtèque, avec peut-être des influences plus lointaines.

C’est à l’aide de cette écriture que les populations nahuas consignaient les informations qu’elles désiraient voir échapper à l’oubli. Les grands thèmes abordés, après la Conquête, sont l’économie, avec des registres d’impôts ou des relevés cadastraux (Codex Mendoza ou de Tepetlaoztoc) ; la politique ou l’histoire, comme dans le Codex Xolotl qui traite de trois siècles de l’histoire de la cité de Texcoco, voisine de Mexico ; la religion avec, en particulier, les livres des sorts ou tonalamatl, qui étaient utilisés par les prêtres pour leurs prédictions (Codex Borbonicus ou Borgia).

On a tout lieu de penser que telles étaient aussi les informations - couchées sur le papier, le parchemin ou le tissu - avant l’arrivée des Européens. Mais pour l’époque préhispanique il faut sans doute ajouter des livres aux contenus juridiques, poétiques et scientifiques.

Les principes de l’écriture nahuatl

Les images qui apparaissent sur les codex nahuatls sont de trois sortes. D’une part on trouve des personnages - en entier ou en partie, humains ou divins -, d’autre part des glyphes, et enfin des liens graphiques ou plastiques entre les uns et les autres. Les personnages et les éléments des glyphes sont des images figuratives conventionnelles.

Les glyphes

Écriture maya
Écriture maya |

© Bibliothèque nationale de France

Les glyphes, unités graphiques essentiellement identifiables grâce à l’espace qui les entoure, se distinguent des personnages par le fait que la composition de leurs éléments constitutifs ne crée pas forcément une image réaliste ; à l’inverse, les éléments des personnages sont en position anatomique. Tous les glyphes sont, le plus souvent, constitués de plusieurs éléments qui transcrivent les valeurs phoniques correspondant à diverses unités de langue : syllabes, racines ou mots. C’est l’agglutination de ces éléments qui permet de lire les mots ou expressions ainsi écrites. La lecture est dépendante d’une analyse précise des glyphes, car les éléments présentent de subtiles différences permettant de les opposer. Les exemples ci-contre réunissent des glyphes comportant une volute particulière qui produit chaque fois un son particulier.

Les éléments, pour s’adapter aux différents contextes où ils sont employés, font preuve d’une très grande souplesse. Ainsi l’élément chalchihuitl, « jade », peut-il prendre des aspects sensiblement différents dans ses diverses graphies.

Les personnages

Il ne fait de doute pour personne que les glyphes, dont les éléments transcrivent des valeurs phoniques, peuvent se lire. En revanche, il n’en va pas de même pour les personnages et les liens graphiques, et l’on observe là deux attitudes opposées : certains pensent que les personnages ne se lisent pas mais s’interprètent - c’est l’avis de la très grande majorité -, d’autres pensent qu’au contraire les personnages sont constitués d’éléments semblables à ceux que l’on rencontre dans les glyphes et que donc ils doivent être lus. Cette dernière proposition, totalement novatrice, est celle de Joaquín Galarza. D’un côté on aurait une totale indépendance par rapport à une langue particulière, de l’autre une étroite relation.

De notre point de vue, le Codex Xolotl offre quelques exemples qui montrent que les éléments constitutifs des personnages peuvent être utilisés exactement de la même façon que ceux des glyphes. Le fait qu’un même nom de personnage, Quaquauhpitzauac, puisse être écrit soit par un glyphe indépendant avec lien graphique, soit par un glyphe associé par contact au personnage prouve que les éléments des personnages ont potentiellement la même valeur que celle des glyphes et que ces éléments ne demandent qu’à être « activés » pour fournir leur valeur phonique.

Cet exemple ne suffit pas à établir que tous les éléments d’un personnage doivent être lus de la même façon que les éléments d’un glyphe, mais il invite à considérer que toutes les images des codex doivent être analysées de la même façon en recherchant en tout premier lieu à déterminer les divers éléments constitutifs et en établissant les possibles relations avec la langue nahuatl.

Les liens

De très nombreux liens graphiques sont mis en œuvre pour relier glyphes et personnages. Ils peuvent joindre des glyphes entre eux, des personnages entre eux ou bien l’un avec l’autre. Ils peuvent prendre plusieurs formes : lignes simples, pointillés, traces de pas, chemins, liens de diverses couleurs, etc.

Ces liens peuvent fournir des lectures, mais leur utilisation extensive s’explique avant tout par la possibilité de développement en tous sens (en deux ou trois dimensions) de cette écriture. Contrairement à l’écriture qui est la nôtre, l’écriture nahuatl n’a pas une extension linéaire. Ses éléments se développent dans l’espace avec une grande liberté, mais en contrepartie l’usage du lien est indispensable pour structurer l’ensemble et indiquer des ordres de lecture préférentiels.

Participent à cette structuration les liens plastiques, matérialisés par la disposition relative des diverses images. Celle-ci crée de nouvelles unités graphiques. Ainsi trouve-t-on des groupes (ensemble de glyphes et de personnages) et des récits (ensemble de groupes).

La lecture des textes nahuatls écrits à partir de codex suggère, mais ce n’est pour l’heure qu’une hypothèse à tester, qu’à côté de relations strictes entre des éléments (de glyphes ou de personnages) et des unités de la langue nahuatl, coexistaient des relations plus souples s’inscrivant, elles, dans une structure sémantique rigoureusement donnée par les images. L’écriture aztèque, pour remplir sa fonction de conservation et de communication, paraît jouer sur les deux tableaux, parfois simultanément, du son et du sens. La transcription des sons n’est mise en œuvre que lorsqu’elle est tenue pour nécessaire, et pour le reste une certaine liberté semble avoir été laissée au lecteur. Liberté ne veut pas dire qu’on pouvait lire n’importe quoi, mais que la structure du codex permettait, vraisemblablement, des lectures différentes dans la forme et identiques quant au contenu.

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© BnF - Éditions multimédias

L’écriture nahuatl

Disparition de l’écriture nahuatl

Après la conquête du Mexique par les Espagnols, en 1 521, cette écriture va brutalement et presque complètement disparaître par la conjonction de plusieurs facteurs : la destruction physique des codex, le remplacement de l’écriture nahuatl par l’écriture européenne et enfin la déconsidération dont elle est victime.

Destruction des codex
Destruction des codex

Destruction des supports

La Conquête, avec son cortège de destructions, a entraîné la perte de codex, en particulier ceux qui se trouvaient dans les temples. Cet effacement de la mémoire écrite est allé jusqu’à l’élimination systématique par le feu. Celle-ci semble avoir été essentiellement le fait des religieux, qui auraient vu en ces documents une manifestation de l’idolâtrie. Cette pratique ne s’est pas limitée aux premières années après la Conquête : on trouve encore mention d’une telle destruction par le feu le 17 mars 1560.

À l’action directe des conquérants s’est ajoutée une disparition différée sous l’effet de la peur. Sachant qu’ils couraient de grands risques face aux autorités religieuses si on les trouvait en possession de documents en écriture traditionnelle indigène, les Indiens ont préféré les éliminer ou les cacher ; ainsi ont-ils disparu à jamais, le temps se chargeant, le plus souvent, de les détruire. Il n’existe plus aujourd’hui qu’une poignée de documents préhispaniques.

Changement d’écriture

Les écrits des conquérants espagnols passent totalement sous silence l’écriture nahuatl. Le Codex de Florence, par exemple, extraordinaire somme encyclopédique sur le Mexique ancien réalisée à l’instigation du franciscain Bernardino de Sahagún, ne comporte aucun développement sur ce thème. Non seulement les religieux comme Sahagún n’ont rien dit de l’écriture traditionnelle nahuatl, mais, par leur activité d’enseignants, ils ont permis à l’écriture alphabétique de la supplanter très rapidement.

Déconsidération

Dès le 16e siècle, à côté de quelques propos positifs, a fleuri l’opinion selon laquelle toutes ces images ne sauraient constituer une écriture. C’est cette vision qui a dominé jusqu’à aujourd’hui, ne tenant aucun compte du point de vue des utilisateurs, les lettrés aztèques de l’époque de la Conquête. Ces lettrés, seuls connaisseurs des deux systèmes d’écriture, n’établissaient sur le plan fonctionnel aucune différence entre leur écriture traditionnelle et celle qui venait d’Europe. Mais cette voix des Indiens n’a, jusqu’à présent, guère été entendue. Aux spécialistes des écritures, peu importe le point de vue des utilisateurs !

Renaissances de l’écriture nahuatl

Malgré la conquête espagnole, l’écriture nahuatl n’a pas été totalement détruite. Ou, plus précisément, sa force créatrice n’a pu être anéantie. Cela tient d’une part à la résistance des Indiens et d’autre part aux besoins de documents traditionnels des Espagnols.

Codex Techialoyan 725
Codex Techialoyan 725 |

© Bibliothèque nationale de France

Le rôle des juristes

Les sociétés indigènes et européennes partageaient l’usage des preuves écrites devant les tribunaux. Attestée pour la première fois en 1 545 avec le Codex de Tepeucila récemment redécouvert et étudié, cette pratique a subsisté pendant tout le 16e siècle et le début du 17e. On trouve alors aussi des documents comme le Codex de Tepetlaoztoc ou la Matrícula de Huexotzinco, écrits par les Indiens dans des domaines très différents, pour assurer la défense de leurs droits. Puis, à la fin du 17e siècle et au début du 18e, on assiste au développement d’un groupe de codex nommés Techialoyan, qui ont pour but de défendre les intérêts des Indiens devant les tribunaux de la Nouvelle-Espagne. Aujourd’hui même, à la suite d’une étude de Joaquín Galarza, un codex a été utilisé, avec succès, devant les tribunaux pour défendre les intérêts d’une communauté indienne de la ville de Mexico. Les juristes, avec leur goût pour la chose pérenne, ont donc assuré la survie de l’écriture nahuatl jusqu’au 18e siècle, et celle de sa lecture jusqu’à nos jours.

Codex Testeriano
Codex Testeriano |

© Bibliothèque nationale de France

Le rôle des religieux

Même ceux qui ont été, sans doute, les plus grands destructeurs de cette écriture ont contribué à sa survie. En effet, pour l’accomplissement de leur sacerdoce, les religieux avaient besoin de communiquer avec leurs catéchumènes. C’est ainsi que certains franciscains, comme Motolinía, recevaient la confession de leurs ouailles par écrit, en écriture traditionnelle indigène. C’est ainsi également que certains religieux, pour les besoins de l’évangélisation, ont fait réaliser des codex catholiques, dits Testeriano, mais aussi de nouveaux codex traditionnels qui devaient les aider à mieux connaître les populations qu’ils voulaient convertir.

Le rôle des politiques

Les politiques aussi ont eu besoin, pour asseoir leur domination politique et économique, d’informations en écriture nahuatl. C’est ainsi que des documents pictographiques extrêmement importants comme le Codex Mendoza ont vu le jour, ou que l’on rencontre aujourd’hui dans les Relaciones Geográficas un grand nombre de documents rédigés en écriture traditionnelle à la suite d’une enquête ordonnée par le roi Philippe II.

Le rôle des « conservateurs »

Codex Xolotl
Codex Xolotl |

© Bibliothèque nationale de France

La survie de l’écriture aztèque tient aussi au rôle joué par un certain nombre de personnages qui en ont assuré la transmission depuis l’époque de la Conquête jusqu’à nos jours. On peut, pour rencontrer les plus importants, suivre les pérégrinations du Codex Xolotl. Ce document, originaire des Archives royales de Texcoco, est parvenu dans les mains d’Alva Ixtlilxochitl ; son fils en a hérité et l’a offert à don Carlos de Sigüenza y Góngora, lequel a légué ses manuscrits à la bibliothèque du collège jésuite San Pedro de Mexico. De là, le codex est passé aux mains du chevalier Lorenzo Boturini Benaduci, exceptionnel collectionneur de documents anciens. À la suite de déboires, Boturini a été arrêté en 1 743 et a vu ses biens confisqués. Le Codex Xolotl est alors passé alors d’institution en institution, diminuant chaque fois un peu de volume.

Au 19e siècle, León y Gama en établit une copie. Jean Frédéric Maximilien de Waldeck fait l’acquisition à Mexico de deux planches qui avaient été séparées. Le codex tombe alors entre les mains de Joseph Marie Alexis Aubin. En 1 840, ce collectionneur rentre en France, en dissimulant ses documents au passage de la douane, et à Paris il achète à Waldeck les deux planches manquantes. À cette date, le codex est donc de nouveau complet.

La fin du périple est contée par J. de Durand-Forest : « En 1 889, soit deux ans avant sa mort, Aubin, ruiné, dut vendre sa collection à Eugène Goupil, qui chargea par la suite Ernest Boban d’en dresser le catalogue. À la mort de Goupil, sa veuve fit don de la collection à la Bibliothèque nationale de Paris, en juin 1 898. »

C’est à la suite de ces diverses péripéties, et aussi grâce au travail de quelques chercheurs, que cette écriture connaît encore aujourd’hui une certaine vie.

Provenance

Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).

Lien permanent

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