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L’écriture vietnamienne

Avant d’adopter l’alphabet latin lors de la colonisation française de l’Indochine, le Vietnam employait un système d’écriture venu d’un autre peuple colonisateur : les Chinois. Celui-ci eut un effet considérable sur la langue.
La Complainte d’une femme de guerrier
La Complainte d’une femme de guerrier |

© Bibliothèque nationale de France

L’évolution d’une langue est parfois très étroitement liée à celle de son système d’écriture. C’est le cas pour la langue vietnamienne qui, avant d’adopter l’écriture en caractères latins, a connu dans l’Antiquité, lors de la colonisation du delta du fleuve Rouge par les Chinois, le double apport d’une autre langue et d’un système graphique. La langue locale, qui à l’époque n’avait pas d’écriture, fut alors transcrite à l’aide de caractères chinois ; il en émergea peu à peu un parler local appelé « sino-vietnamien ». Puis, la langue vietnamienne prenant son essor, un nouveau système fut progressivement mis au point afin que l’on puisse écrire les mots vietnamiens qui n’avaient pas d’équivalents en chinois. Ce système consistait à combiner, selon la nécessité, des éléments phonétiques et/ou sémantiques, procédé curieusement comparable à celui utilisé plus tôt pour le chinois lui-même. Ce processus de création de l’écriture démotique vietnamienne, bien que complexe, est particulièrement intéressant à analyser à travers quelques exemples. On y voit comment un peuple, à partir d’un emprunt culturel extérieur, peut affirmer son autonomie et développer un sentiment national.

Le sino-vietnamien

La langue vietnamienne actuelle est issue de deux éléments, le fonds autochtone viêt et l’apport chinois. Lorsque les Chinois ont colonisé le delta du fleuve Rouge et le Thanh Hoa, de la fin du 3e siècle av. J.-C. à la fin du 3e siècle apr. J.-C., ils ont apporté avec leur administration la langue chinoise et son écriture. Cependant, les lois phonétiques des populations autochtones et leur inaptitude à prononcer certains sons chinois ont provoqué une progressive individualisation du parler local par rapport au chinois : c’est ce qu’on appelle le sino-vietnamien. Cette langue s’écrivait avec les caractères chinois et était considérée comme la langue culturelle ; son écriture portait le nom de chu nhô « écriture des lettrés ». La langue locale viêt parlée par la population autochtone n’avait pas d’écriture. Mais à mesure que la langue vietnamienne prenait corps dans le processus d’émergence du sentiment national, écrire le vietnamien, le quoc âm, le « parler national », est devenu une nécessité politique. C’est cette écriture démotique que l’on appelle chu nôm.

Le chu nôm

On ne peut parler de nôm que lorsque le caractère emprunté sert à véhiculer un sens, et que ce sens est sans rapport avec celui du caractère emprunté. Le passage d’un même caractère chinois de l’état de chu nhô à celui de chu nôm n’existe que lorsqu’il y a passage d’un sens à un autre.

On manque de données précises pour établir avec certitude l’époque à laquelle est née cette écriture. Il existe des éléments qui permettent de penser que le processus de création remonte au moins au 8e siècle et qu’il a en quelque sorte accompagné le mouvement d’émancipation nationale des Vietnamiens face aux occupants chinois. Le plus ancien écrit utilisant des caractères nôm qui nous soit parvenu est l’inscription d’une stèle datée de 1209, érigée à la pagode Báo Ân (commune de Tháp Miêu, Yên Lãng, province de Vinh Phuc), qui donne la liste des rizières offertes par des bienfaiteurs. Henri Maspero cite une inscription datée de 1343, gravée sur la montagne Ho Thanh Son dans la province de Ninh Binh, dans laquelle une vingtaine de caractères nôm sont utilisés pour transcrire des noms de villages et de hameaux. Les sources historiques mentionnent plusieurs exemples de l’usage du nôm sous les Tran (1225-1398), qui semblent indiquer que cette écriture était assez répandue à cette époque. Vers 1282, le ministre de la Justice, Nguyèn Thuyên, composait des poésies en nôm, exemple suivi par de nombreux lettrés ; en 1306 circulaient des pamphlets en nôm qui raillaient l’union annoncée entre la princesse vietnamienne Huyên Trân et le roi du Champa ; enfin, le nôm était utilisé pour certaines compositions musicales. Le premier livre en nôm qui nous soit parvenu est le Gia huan ca de Nguyèn Trãi, composé dans la première moitié du 15e siècle, sous les Lê. Il semble donc que dès la dynastie Tran l’écriture nôm était déjà fixée, permettant le développement d’une littérature vietnamienne en caractères démotiques.

La constitution des caractères

La constitution des caractères nôm, c’est-à-dire la mise au point d’une graphie pour les mots vietnamiens, répond à des règles précises, et les caractères sont fixés et codifiés d’une manière tout à fait similaire aux caractères chinois. Il existe quatre méthodes pour faire un caractère nôm : l’emprunt phonétique, l’emprunt sémantique, la combinaison d’éléments sémantiques et la combinaison d’un élément sémantique et d’un élément phonétique.

L’emprunt

L’emprunt phonétique est la méthode la plus anciennement attestée et qui a été mise en œuvre par les Chinois eux-mêmes pour transcrire les toponymes locaux. Pour écrire des mots vietnamiens, on a utilisé des caractères chinois pour le son qu’ils avaient en sino-vietnamien. Le verbe « avoir » se dit huu en sino-vietnamien, mot qui vient du chinois you, mais il existe un mot vietnamien beaucoup plus courant, co. Pour écrire ce mot, on a emprunté le caractère chinois gu, « solide », « ferme », qui se prononce co en sino-vietnamien. Le caractère d’origine perd toute relation avec son sens initial. De même, le caractère chinois ban, « moitié » (bán en sino-vietnamien) a été emprunté pour écrire le mot vietnamien bán qui signifie « vendre ».

Les exemples les plus anciens de caractères nôm sont des caractères de ce type.

L’emprunt sémantique a permis de pallier l’inadéquation de la phonétique chinoise. Dans ce cas, il s’agit de prendre le caractère chinois pour son sens seul et de lui affecter le son du mot vietnamien. Par exemple, le mot « ciel », en chinois, se prononce tian, ce qui a donné thiên en sino-vietnamien ; il existe cependant un mot purement vietnamien pour désigner le ciel, troi ; il suffit donc de placer le son vietnamien troi sur le caractère chinois. Ce caractère se prononcera alors de deux façons, selon le contexte ou selon les besoins des rimes.

La création par combinaison

Ciel en sino-vietnamien
Ciel en sino-vietnamien

Pour créer un caractère pour un mot vietnamien, même s’il existe aussi un équivalent exact en sino-vietnamien, on combine des éléments sémantiques. Pour désigner le « ciel », les Vietnamiens disposaient de deux possibilités, le sino-vietnamien thiên et le vietnamien troi, qui pouvait emprunter le caractère sino-vietnamien. Mais il existe aussi pour troi une forme graphique purement vietnamienne, composée par la combinaison de deux éléments sémantiques, le caractère qui signifie « ciel » et le caractère qui signifie « haut », « supérieur ».

Trùm, « notable », « chef administratif »
Trùm, « notable », « chef administratif »

De même, pour écrire le mot vietnamien trùm, « notable », « chef administratif », on a créé un caractère nouveau composé avec « homme » et « supérieur ».

Tui en sino-vietnamien
Tui en sino-vietnamien

Le cas le plus fréquent est la combinaison d’un élément sémantique et d’un élément phonétique. On trouve deux groupes, les caractères créés en utilisant comme élément sémantique l’un des radicaux (clefs) des caractères chinois et les caractères créés en combinant deux caractères chinois déjà existants. Les radicaux des caractères chinois ayant dans la plupart des cas une fonction sémantique, c’est naturellement que les Vietnamiens ont repris le même processus pour créer leurs propres caractères : au radical qui indique le champ sémantique du mot, on accole un élément phonétique qui se rapproche du son du mot vietnamien. Pour écrire toi, le mot vietnamien qui signifie « moi », on a pris le radical « homme », suivi du caractère « quatre », comme l’élément phonétique, car il se prononce tui en sino-vietnamien. De nombreux caractères sont ainsi composés.

Nám, « année »
Nám, « année »

Un processus de création parfois plus simple utilise comme élément sémantique le caractère du synonyme sino-vietnamien du mot vietnamien que l’on veut écrire. En vietnamien, « année » se dit nám ; on a donc pris comme sémantique le caractère chinois « année », accolé au caractère « sud », prononcé nam en sino-vietnamien.

Nam,  « cinq » et  « sud »
Nam, « cinq » et « sud »

De même pour « cinq » qui se dit aussi nam et qui combine le caractère « cinq » et « sud ».

nôm
nôm

On a vu avec certains exemples que l’élément phonétique ne rend pas obligatoirement un son exactement identique à celui du caractère emprunté. Dans ce processus s’appliquent en effet les règles phonétiques propres à la langue vietnamienne, aussi bien en ce qui concerne les consonnes que les voyelles. Comme en chinois, un même élément phonétique est utilisé pour rendre les sons chao, zhao, shao, diao et tiao, en nôm vietnamien, il est utilisé pour les sons chau, chao, chiêu, diêu, siêu, chiu, trêu, treo, gheo et gieo.

Enfin, il arrive que la constitution d’un caractère nôm par le processus sémantique + phonétique aboutisse à la « recréation » d’un caractère chinois déjà existant avec un autre sens et un autre son dans sa lecture sino-vietnamienne.

Élaborée au cours du processus historique qui voit se développer l’affirmation du sentiment national vietnamien face à la Chine, l’écriture démotique nôm a été constituée à partir de l’écriture chinoise et selon des procédés comparables à ceux qui ont été mis en œuvre pour le chinois lui-même. Elle est en quelque sorte le reflet contradictoire de la place de la Chine dans l’ancien Vietnam, adversaire politique mais modèle culturel.

Provenance

Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).

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