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Les systèmes d’écriture en Corée

Lettré écrivant
Lettré écrivant

Bibliothèque nationale de France

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L’histoire des systèmes d’écriture en Corée procède de la nécessité de noter deux langues de fonctionnement et d’usage différenciés dans la société coréenne : le coréen et le chinois classique, générant une double culture, populaire et savante. La promulgation de l’alphabet coréen, han’gŭl, au 15e siècle a rendu indépendante l’écriture des deux langues si bien que le han’gŭl est aujourd’hui un symbole de l’identité culturelle et nationale dans les deux Corées.

Le tournant du ŏnmun de 1446

En 1446, le roi coréen Sejong (r. 1418-1450) promulgua un nouveau système d’écriture à travers la publication des Sons corrects pour l’instruction du peuple, le Hunminjŏngŭm. Il s’agissait de doter la population qui n’avait pas accès à l’éducation lettrée d’un ensemble de 28 consonnes et voyelles adaptées à la prononciation du coréen. L’alphabet fut alors nommé dépréciativement : « lettres vulgaires » ŏnmun par opposition aux « lettres véritables », chinsŏ (les sinogrammes). Le système avait été mis au point trois ans plus tôt au sein du « Pavillon du regroupement des Sages », le Chip’hyŏnjŏn. La logique de construction graphique du ŏnmun est connue depuis la redécouverte en 1940 du Hunminjŏngŭm haerye de 1443 qui la décrit. Ainsi, le han’gŭl constitue l’un des rares cas connus d’alphabet dont l’origine est documentée. La mesure de 1446 était une révolution car elle donnait accès au plus grand nombre au savoir et à sa production. Ce faisant, les autorités n’avaient pourtant pas cherché à réformer le régime politique ni l’idéologie dominante, le néoconfucianisme.

Une écriture pour le peuple, en rupture avec l’usage des sinogrammes

La promulgation de l’alphabet coréen ne pouvait que provoquer à terme une rupture avec les écritures employées auparavant dans la péninsule coréenne. Or, le système officiel était la langue écrite chinoise ancienne, le hanmun, composé à l’aide des sinogrammes (« caractère chinois ») ou caractères sino-coréens hancha. Les premières traces de hanmun en Corée remontent au début de notre ère, et la création d’une école de cour se développa au 4e siècle (le collège T’aehak en 372, la même année que l’introduction officielle du bouddhisme) dans le royaume du Koguryŏ (dates officielles : - 37, 668). L’éducation et l’usage du hanmun était l’apanage du groupe des fonctionnaires civils et militaires, les « deux ordres » yangban, qui, à travers lui, exerçait sa domination sur le reste de la société. En incitant le recours à une écriture facile à apprendre, la domination sans partage des yangban était menacée, ainsi que le monopole de la pensée véhiculée par le chinois classique, et, par extension, l’ordre impérial lui-même. Cela, une partie des lettrés fonctionnaires l’avait bien compris puisque des membres du Chiphyŏnjon protestèrent dans une pétition de 1443 : texte visionnaire sur les rapports entre écriture et politique dans la péninsule coréenne.

Un classique chinois traduit en coréen
Un classique chinois traduit en coréen |

Bibliothèque nationale de France

Une révolution culturelle à retardement

La « politique linguistique » instaurée par Sejong pondérait la portée de la révolution de l’écriture qu’impliquait le ŏnmun car le hanmun conservait son statut d’écriture du concours de recrutement des fonctionnaires et de l’administration. De plus, le ŏnmun était présenté comme s’inscrivant dans une tradition, prenant modèle sur des « lettres anciennes ». Toutefois, l’origine de ces lettres n’est pas précisée et a donné lieu à de multiples interprétations (comme les lettres karimdo associées à l’Ancien Chosŏn). Il n’empêche que le ŏnmun fut rapidement utilisé pour exprimer la critique du pouvoir comme sous le règne du Prince de Yŏnsan (r. 1494-1506).
En définitive, la mise en vigueur de l’alphabet coréen au 15e siècle ne provoqua pas l’effondrement de la culture lettrée ni le déclassement des yangban. L’alphabet était aussi conçu comme un outil politique facilitant une communication directe entre le souverain et le peuple. À moyen terme, il favorisa l’émergence d’une culture inédite, animée par de nouveaux groupes lettrés (incluant les femmes), une nouvelle littérature et des champs de savoir jusque-là marginalisés. À court terme, il constituait un aboutissement magistral des tentatives pour écrire le coréen qui émaillèrent l’histoire de Corée.

Lettre manuscrite d’une mère à sa fille écrite en alphabet coréen au 16e siècle
Lettre manuscrite d’une mère à sa fille écrite en alphabet coréen au 16e siècle |

© Académie des Études coréennes (AKS) CC BY-SA 4.0

Les tentatives d’écriture du coréen à l’aide de sinogrammes jusqu’au 15e siècle

À l’instar des pays d’Asie Orientale ayant les sinogrammes en partage, les élites politiques, intellectuelles et spirituelles des royaumes coréens établirent des systèmes d’écriture reprenant la graphie intégrale ou partielle – en calligraphie régulière ou cursive – des sinogrammes, ou bien en créant, à partir des principes de constitution traditionnels (décrits dans le Shuowen Jiezi), de nouveaux sinogrammes (parfois appelés « caractères nationaux », pour écrire la langue vernaculaire. De tels outils furent principalement utilisés pour : 1) annoter des textes en chinois classique dans le cadre de la prise de note d’un enseignement oral (de type traduction) ou de la mémorisation de textes (à réciter oralement) ; 2) écrire des éléments (surtout grammaticaux) de la langue coréenne. Dans tous les cas, leur élaboration fut le produit de la culture « sinogrammique » puisque leur intelligibilité demeurait liée à la graphie, calligraphie, ou à la prononciation des sinogrammes. En Corée, trois systèmes furent ainsi diversement employés sous les appellations de idu, kugyŏl et hyangch’al.

L’« écriture des clercs » : le idu

Écriture idu dans le Yusŏp’ilchi (유서필지), Ce que doivent savoir les lettrés, 19e siècle
Écriture idu dans le Yusŏp’ilchi (유서필지), Ce que doivent savoir les lettrés, 19e siècle |

© The Jangseogak Archives / Archives du Changsŏgak, Académie des Études coréennes (AKS), Sŏngnam, Corée

Au sens large, le idu – « notation des clercs » –, désigne l’écriture à l’aide de hancha utilisés pour leur valeur phonétique (phonogrammes) pour noter les particules grammaticales du coréen (cas, liaisons et terminaisons). Autrement dit, le idu servait à faciliter la lecture de textes en chinois classique, mais peu à noter le lexique. Ainsi, une des premières formes d’usage du idu consignée dans l’historiographie officielle est celle de la notation des Neuf classiques confucéens, attribuée à Sŏl Ch’ong (655-730) dans les Mémoires historiques des Trois Royaumes, le Samguk Sagi (1145). Le terme idu est aujourd’hui employé pour désigner l’ensemble des systèmes fondés sur ce principe, mais, au sens étroit, il désigne le système normé utilisé par les fonctionnaires locaux subalternes, en vigueur jusqu’à la fin du 19e siècle, en vue de la rédaction des documents administratifs d’usage courant. Cependant, d’autres systèmes furent utilisés dans les cercles religieux pour l’étude des Écritures bouddhiques.

Écritures des cercles lettrés bouddhiques : kugyŏl et hyangch’al

Écriture kugyŏl (en rouge) utilisée dans le Jikji typographique de 1377
Écriture kugyŏl (en rouge) utilisée dans le Jikji typographique de 1377 |

Bibliothèque nationale de France

L’étude des textes bouddhiques en hanmun ainsi que les besoins de la propagation universelle du Dharma nécessita l’élaboration de système d’écriture spécifiques au sein de communautés religieuses organisées en écoles, moins standardisés que le idu des clercs séculiers relevant de l’organisation centralisée de l’État. Le système le plus répandu fut une sorte de idu bouddhique appelé kugyŏl (litt. « formules orales ») servant à l’annotation des textes en hanmun pour en faciliter la lecture. Il se différencie du idu en ce que les phonogrammes « sinogrammiques » utilisés furent de plus en plus simplifiés afin d’en rendre la notation plus cursive, adaptée à la prise de notes des lectures orales en coréen données par les maîtres. Leur principe de formation est similaire à celui des syllabaires japonais qui leur est graphiquement proche. L’usage connu du kugyŏl remonte au 11e siècle et on en trouve sur l’exemplaire du Jikji de 1377. Quant au hyangch’al, il désigne des systèmes qui, à la différence du idu et du kugyŏl, furent employés pour une notation élargie de la langue coréenne médiévale ne se limitant pas aux mots grammaticaux, mais comprenant parfois le lexique. Les formes de hyangch’al les plus emblématiques sont les chants en langue vernaculaire (hyangga) à destination des populations illettrées (dès le 7e s. au Silla), conservées dans la Biographie de Kyunyŏ (1075) et les Histoires oubliées des Trois Royaumes, le Samguk yusa (v. 1285). La création du ŏnmun rendit caduque le kugyŏl et le hyangch’al.

La fin de l’ancien régime et le déclin de la culture des sinogrammes

Dans la péninsule coréenne, l’usage des hancha pour écrire le chinois classique se justifiait dans la mesure où le système politique et social avait adopté les normes de l’ordre impérial (schématiquement représentées par le confucianisme et l’État centralisé). Avec le déclin de l’empire des Qing consécutif aux guerres de l’Opium (1839-1860), le modèle perdit de son influence. La modernisation en Asie Orientale fut pensée et mise en œuvre dans son rapport à l’Occident, ce qu’inaugura le Japon sous Meiji (1868-1912). La rupture avec l’ordre impérial fut consommée dans le royaume coréen du Chosŏn (1392-1897) par les réformes de 1894, abolissant le concours de recrutement des fonctionnaires et promouvant l’alphabet coréen comme écriture officielle. Dès lors, le ŏnmun s’imposa comme outil de modernisation de la société coréenne. Pendant l’annexion impérialiste japonaise (1910-1945), de l’Empire de Corée (1897-1910), l’enseignement obligatoire du japonais conféra à l’usage de l’alphabet coréen – désormais appelé han’gŭl depuis 1913 – une légitimité historique accrue à représenter l’identité nationale et culturelle de la Corée alors menacée d’assimilation.

Vocabulaire chinois-coréen pour l’étude du chinois parlé
Vocabulaire chinois-coréen pour l’étude du chinois parlé |

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Vers l’usage exclusif de l’alphabet coréen dans les deux Corées

Après la fondation des deux républiques coréennes en 1948, le han’gŭl (en 24 lettres) fut adopté comme écriture officielle et nationale unique. L’enseignement du han’gŭl a permis d’atteindre un niveau d’alphabétisation parmi les plus élevés dans le monde. Le hanmun n’est plus la langue savante et normative, mais garde du prestige comme langue de culture. L’histoire de la langue coréenne est telle que le lexique sino-coréen est prépondérant en raison du poids du hanmun dans la culture écrite coréenne jusqu’au 20e siècle, rendant vaines les tentatives de suppression de l’apprentissage des hancha. Se pose dès lors la question de leur enseignement dans le cursus scolaire. Dès 1949, les autorités nord-coréennes effacèrent les hancha de l’espace public au profit de l’usage exclusif du han’gŭl. Au Sud, au 21e siècle, la législation favorise le même phénomène. Toutefois, un tel traitement contraste avec la création continue de nouveaux mots sino-coréens dans les deux Corées, immédiatement compréhensibles à l’échelle de l’Asie Orientale. Les Coréens doivent donc aujourd’hui composer avec l’injonction duelle : « Apprenez les hancha, mais ne les écrivez pas ! ».

POUR RÉSUMER

Deux langues
hanmun
 : mot coréen qui désigne la langue écrite chinoise ancienne ou « chinois classique ». Il est vraisemblable que le chinois classique n’ait jamais été parlé : il est donc une « langue écrite ».
coréen : langue coréenne. Le coréen est une langue agglutinante, alors que le chinois classique est une langue isolante. De plus l’ordre syntaxique du coréen est sujet – objet – verbe alors que celui du chinois est sujet – verbe – objet (comme en français).

Écritures sinogrammatiques
hancha
 : mot coréen qui désigne les sinogrammes, ou « caractères chinois », utilisés en Corée, ou les « caractères sino-coréens » prononcés à la coréenne. Ils servent à écrire le hanmun.
chinsŏ : ou « lettres véritables », appellation des sinogrammes par opposition aux « lettres vulgaires » désignant l’alphabet coréen entre le 15e et le début du 20e siècle.

Écritures construites à partir des sinogrammes
> sans changement graphique

idu : « notation des clercs », désigne l’écriture à l’aide de hancha utilisés pour leur valeur phonétique (phonogrammes) pour noter les particules grammaticales du coréen sur des textes en chinois classique.
hyangch’al : système utilisant les hanja pour noter les chants bouddhiques en coréen.
> avec changement graphique
kugyŏl : système d’écriture syllabique construit à partir de sinogrammes de plus en plus simplifiés. Ils ont été utilisés dans les cercles lettrés bouddhiques à partir du 11e siècle pour annoter des textes bouddhiques en hanmun. Ils servent principalement à la notation de particules grammaticales du coréen pour faciliter la lecture.

Avant l’invention de l’alphabet coréen aucun de ces systèmes n’était utilisé pour noter intégralement la langue vernaculaire coréenne.

Manuel d’initiation aux caractères
Manuel d’initiation aux caractères |

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Écriture phonétique indépendante des sinogrammes
ŏnmun : ou « lettres vulgaires », premier nom de l’alphabet coréen créé en 1446 sur décision du roi Sejong. Nom d’abord dépréciatif par rapport au chinsŏ puis revendiqué comme national sous l’occupation japonaise (1910-1945). Cet alphabet est écrit en syllabes (écriture syllabique mais pas syllabaire).
han’gŭl : nom actuel de l’alphabet coréen depuis 1913, devenu l’écriture officielle et nationale unique en 1948.

Charme contre les trois fléaux, avec inscriptions utilisant des sinogrammes hancha et l’alphabet han’gŭl
Charme contre les trois fléaux, avec inscriptions utilisant des sinogrammes hancha et l’alphabet han’gŭl |

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Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l’exposition « Imprimer ! » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 12 avril au 16 juillet 2023 

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