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Jikji : le plus ancien livre typographique connu

Le Jikji, édition typographique de 1377
Le Jikji, édition typographique de 1377

Bibliothèque nationale de France

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Jikji 直指 est le titre abrégé d’une anthologie bouddhique des enseignements de l’école chinoise du Chan 禪宗 (prononcé Sŏn en coréen, Zen en japonais), centrée sur la méditation : la Compilation par le Révérend Paegun d’extraits essentiels de la montrance directe du substrat de l’esprit par les bouddhas et les patriarches. Compilé par un maître Sŏn coréen du 14e siècle, ayant pour nom religieux Kyŏnghan (景閑, 1298-1374) et pour titre Paegun (白雲, litt. « Blanc-Nuage »), le Jikji, en deux « rouleaux » (卷, ou livres), est dépourvu de table des matières. Il rassemble plus de 300 extraits de propos « vivants » de patriarches et de maîtres choisis pour leur efficacité à conduire les pratiquants de la Voie à l’Éveil.

L’origine de la compilation du Jikji

Arhan assis en céladon
Arhan assis en céladon |

© Cultural Heritage Administration

Préface et postface de l’édition de 1378 du Jikji1 expliquent différemment l’origine de cette anthologie.
La préface du lettré Yi Saek fait référence à une étape décisive de l’itinéraire spirituel de Blanc-Nuage : son voyage d’étude dans la Chine des Yuan (1271-1368) entre 1351 et 1352, à l’âge de 53 ans, dans les actuelles provinces du Jiangshu et du Zhejiang. Ainsi, le Jikji aurait été établi sur la base d’un ouvrage chinois confié par le maître Chan de Paegun à son départ de Chine : Shiwu Qinggong (石屋淸珙, 1272-1352), descendant de la lignée de Linji.
La postface indique que la compilation aurait été demandée en 1372 par Pŏmnin (法厸), disciple de Blanc-Nuage, comme vade-mecum de propos les plus percutants de l’école du Chan utilisés par Paegun.

L’intérêt du contenu du Jikji

« Puis-je entendre la Vérité certifiée du dharma des bouddhas ?
― La Vérité certifiée des bouddhas ne s’obtient pas des autres.
― Mon esprit n’est pas apaisé. Pourriez-vous me l’apaiser ?
― Apporte-moi ton esprit et je l’apaiserai.
― Je l’ai cherché, mais ne l’ai absolument pas trouvé.
― Je viens donc d’apaiser ton esprit. »

Le Jikji : 35.3. Bodhidharma et le moine Shenguang

L’intérêt du Jikji réside dans l’originalité du choix et de l’agencement des propos des maîtres Chan et de divers autres écrits de la tradition. À ce titre, il constitue une synthèse originale et cohérente, reflet supposé de la conception du Sŏn et de sa pratique par Paegun. En l’occurrence, Blanc-Nuage a largement puisé dans deux immenses collections, respectivement chinoise et coréenne : les Annales de transmission de la Lampe de l’ère Jingde (1004) et l’Édition assemblée d’Hymnes choisis et des propos et hymnes choisis de l’école du Sŏn (ca. 1245), collection de kong’an2 servant de support à la méditation par « l’observation des paroles des maîtres », kanhwasòn.

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© Bibliothèque nationale de France

Le Jikji

La structure du Jikji

Paegun présente les propos des maîtres Chan de manière à en souligner l’essentiel, « la pointe ». Il les insère dans une série de lignées spirituelles, reconstituant ainsi une véritable généalogie du Chan : les sept bouddhas du passé, les vingt-huit patriarches de l’Inde et plus d’une centaine de maîtres de Chine, du 6e s. jusqu’au début du 14e siècle. De plus, le Jikji contient une grande diversité de genres littéraires bouddhiques : chants, hymnes et éloges, extraits de soutras et de traités, correspondance d’un religieux avec sa mère et autres exhortations. Au total, le Jikji offre une vision panoramique des enseignements du Chan tels qu’ils étaient conçus et disponibles dans le dernier quart du 14e siècle dans la Corée du Koryŏ (高麗, 918-1392).

Les différentes techniques d’impression à la fin du 14e siècle

En raison de sa valeur et pour rendre hommage à son auteur, les disciples de Paegun cherchèrent à diffuser le Jikji après le décès de leur maître. Grâce au soutien généreux de la religieuse donatrice Myodŏk (妙德, ?- ca. 1380), ils recoururent aux techniques d’imprimerie en usage depuis plusieurs siècles dans la péninsule coréenne : la gravure sur bois ou xylographie, la plus ancienne – depuis au moins le 8e s. – et la typographie métallique – mentionnée dans les textes dès la première moitié du 13e s. – dite des « caractères (mobiles) fondus » chuja 鑄字. Mais nous ignorons la technique de fonte qui fut utilisée : moulage à la cire perdue ou au sable. Les deux chantiers auraient commencé à la même période mais la typographie étant plus rapide, l’édition en caractères métalliques mobiles 金屬活字 fut achevée dès le 7e mois lunaire de 1377, un an avant l’édition xylographique.

« Le plus ancien livre coréen imprimé connu avec date : 1377 »

Peu d’exemplaires des deux éditions imprimées du Jikji sont parvenus jusqu’à nous. De l’édition typographique de 1377, il n’a été conservé que le second « rouleau », acquis dans les années 1890 par un diplomate orientaliste français, Victor Collin de Plancy (1853-1922), mandaté pour représenter la France à Séoul après la conclusion du premier traité d’amitié et de commerce conclu avec le royaume du Chosŏn (1392-1897) en 1886. Bibliophile, Collin de Plancy recherchait des éditions anciennes pour constituer une collection. Il lança un projet ambitieux et inédit de publication d’une bibliographie coréenne. Le diplomate acquit le second rouleau du Jikji et fit faire une couverture sur laquelle il nota : « Le plus ancien livre coréen imprimé connu en caractères fondus, avec date : 1377 ».

Le Jikji : couverture de l’édition typographique de 1377
Le Jikji : couverture de l’édition typographique de 1377 |

Bibliothèque nationale de France

Le Jikji : couverture de l’édition xylographique de 1378
Le Jikji : couverture de l’édition xylographique de 1378 |

© Bibliothèque nationale de Corée

Collin de Plancy avait réalisé que l’objet précédait la Bible de Gutenberg (ca. 1450) de plusieurs décennies dans la technique de l’imprimerie typographique sur métal. À la fin de l’ouvrage, le lieu de fonte des caractères est indiqué : le monastère de Hŭngdŏk dans la circonscription de la préfecture de Ch’ŏngju (prov. du Ch’ungch’ŏng du Nord).

L’édition xylographique de 1378 : l’édition de référence

L’édition xylographique de 1378 est parvenue jusqu’à nous en quelques exemplaires complets. Ses planches de bois gravées furent conservées au monastère de Ch’wi’am (à Yŏju, dans l’actuelle province du Kyŏnggi), lieu de décès de Paegun, mais sont aujourd’hui perdues. Les exemplaires les mieux conservés se trouvent aux archives du Changsŏgak à l’Académie des Études coréennes (AKS) située à Sŏngnam, ainsi qu’à la Bibliothèque nationale de Corée (BnC) à Séoul. L’exemplaire du Changsŏgak est inscrit au patrimoine national (Trésor pomul n°1132), et son titre est abrégé – non pas en Jikji – mais en Simyo (心要, deux autres caractères du titre). Les préfaces et postface de ces éditions nous livrent de précieuses informations sur la motivation de Paegun et le contexte de sa rédaction, ainsi que sur la biographie du compilateur. Comparée à l’édition typographique de 1377, qui présente des imperfections, celle de 1378 est une belle édition de référence, destinée à être archivée et immédiatement réutilisable.

Le Jikji, ou Simyo (心要), édition xylographique de 1378 : début de la préface de Sŏng Sadal, à gauche
Le Jikji, ou Simyo (心要), édition xylographique de 1378 : début de la préface de Sŏng Sadal, à gauche |

© The Jangseogak Archives / Archives du Changsŏgak, Académie des Études coréennes (AKS), Sŏngnam, Corée

Le Jikji, ou Simyo (心要), édition xylographique de 1378 : fin de la préface de Sŏng Sadal, à droite
Le Jikji, ou Simyo (心要), édition xylographique de 1378 : fin de la préface de Sŏng Sadal, à droite |

© The Jangseogak Archives / Archives du Changsŏgak, Académie des Études coréennes (AKS), Sŏngnam, Corée

Une diffusion contrariée par la répression du bouddhisme

Ruines du monastère de Ch’wi’am (14e s.) dans la province du Kyŏnggi
Ruines du monastère de Ch’wi’am (14e s.) dans la province du Kyŏnggi |

© Lee, Seungcheol

Malgré le nombre de copies imprimées (ou manuscrites) en circulation à la fin des années 1370, très peu d’exemplaires du Jikji nous sont parvenus. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène : la suppression des institutions du bouddhisme d’État en Corée à partir du début du 15e siècle, le déclassement des religieux et la ruine des milieux bouddhistes qui s’ensuivit. À cela il faut ajouter Guerre d’Imjin (1592-1598) provoquée par deux invasions japonaises de la péninsule coréenne qui ravagèrent le pays et détruisirent quantité d’archives. Enfin, Blanc-Nuage avait peu de disciples. Leur faible nombre n’a donc pas permis de faire rayonner la figure de ce maître au même niveau que celui des réseaux de maîtres de Sŏn plus influents et plus proches de la cour, tels que les maîtres royaux Na’ong Hyegŭn (懶翁惠勤, 1320-1376) et T’aego Po’u (太古普愚, 1301-1382). Paegun préféra se tenir à distance du monde politique et des hautes fonctions. La tradition du Sŏn coréen fut reconstruite après la Guerre d’Imjin par des générations de disciples de ces lignées plus prestigieuses, qui ont occulté le rôle de Paegun.

La reconnaissance internationale du Jikji en 1900, 1972 et en 2001

Après l’acquisition du Jikji par Collin de Plancy, l’objet fut exposé dans le pavillon coréen de l’Exposition universelle de Paris en 1900. Toutefois, l’écho médiatique de l’exposition se limita à un cercle restreint de spécialistes, alors que le Chosŏn (1392-1897), qui s’était nouvellement autoproclamé Empire des Han (1897-1910), était sous la menace de la politique expansionniste de l’Empire du Japon. De fait, l’Empire de Corée devint protectorat du Japon en 1905, puis fut annexé entre 1910 et 1945. Cette période de colonisation de la Corée provoqua l’arrêt des échanges avec l’Europe et la France. Le Jikji tomba dans l’oubli.
En 1911, Collin de Plancy vendit aux enchères à Drouot sa collection de livres et d’objets anciens d’Asie Orientale. Le Jikji y fut acquis pour 180 francs par le joailler Henri Vever (1854-1942). Conformément à ses dernières volontés, ses descendants firent don de l’ouvrage en 1950 à la Bibliothèque nationale de France, où il est conservé depuis.

Registre des dons de la Bibliothèque nationale de France, 1948-1965
Registre des dons de la Bibliothèque nationale de France, 1948-1965 |

Bibliothèque nationale de France

En 1972, l’ouvrage fut à nouveau présenté dans l’exposition organisée par la BnF à l’occasion de la première édition de l’Année internationale du Livre de L’UNESCO, et fut largement médiatisé en Corée du Sud. Le Jikji acquit dès lors une renommée internationale en tant que prouesse technique et fut surtout étudié du point de vue de l’histoire de l’imprimerie, alors que son contenu demeure peu connu. En 2001, le Jikji typographique a été inscrit au Registre international Mémoire du Monde de l’UNESCO. Depuis 2004, il existe même un « Prix UNESCO / Jikji Mémoire du monde » pour récompenser les initiatives de préservation et de mise en accès du patrimoine documentaire dans le monde.

L’exemplaire du Jikji conservé à la BnF

Le Jikji, édition typographique de 1377
Le Jikji, édition typographique de 1377 |

Bibliothèque nationale de France

Le second « rouleau » de l’édition du Jikji réalisée en caractères métalliques mobiles et conservé à la BnF depuis plus de 70 ans est unique à plusieurs titres : il est le seul exemplaire connu (même si incomplet) de l’édition typographique ; il fut partiellement restauré par l’ajout d’une couverture fabriquée en Corée ; il conserve des taches brunes fournissant des informations sur l’histoire de sa conservation ; il porte de multiples annotations manuscrites reflétant les pratiques de lectures de la Corée prémoderne : ajouts de particules grammaticales du coréen dans un texte en chinois classique à l’aide de signes phonétiques appelés kugyŏl, explications de termes, ainsi que des références bouddhiques. Le Jikji eut donc une vie avant d’entrer dans les collections de la BnF. Sa matérialité présente encore de nombreuses énigmes (méthode de fonte des caractères, composition de l’encre et du papier) qui ne peuvent être résolues que par des analyses physico-chimiques mobilisant des techniques de pointe. Le Jikji, en tant qu’objet, n’a donc pas fini de révéler ses secrets.

« Les gens ordinaires sont nombreux à penser que l’objet [de perception sensorielle] fait obstacle à l’esprit et que les choses [conditionnées] entravent le Principe ; aussi veulent-ils toujours s’échapper des objets pour tranquilliser l’esprit, et chasser les choses [fabriquées] pour préserver le Principe. Ils ne savent pas que, justement, l’esprit fait obstacle aux objets et que le Principe fait obstacle aux choses. Il suffit de faire en sorte que l’esprit soit vide pour que, spontanément, les objets soient vides ; que les principes s’apaisent pour que les choses s’apaisent d’elles-mêmes. Ne prenez pas le problème à l’envers ! »

Le Jikji : 50.14. Enseignement de Huangbo sur le fait de vider son esprit
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© Gédéon Programmes - Umax/Film Média - Korea Cultural Heritage Foundation - KCA - 2020

Jikji, un voyage dans le temps de l’écrit

Notes

  1. 白雲和尙抄錄佛祖直指心體要節 - Paegun hwasang ch’orok Pulcho chikchi simch’e yojŏl
  2. Équivalent des koans dans le zen.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l’exposition « Imprimer ! » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 12 avril au 16 juillet 2023 

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