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Les écritures indiennes au fil de l’histoire

Sceau de l’Indus et son empreinte
Sceau de l’Indus et son empreinte

Photo (C) The British Museum, Londres, Dist. RMN-Grand Palais / The Trustees of the British Museum

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L’Inde ancienne a connu plusieurs systèmes d’écriture, aux origines différentes. Certains reprennent l’araméen, tandis que d’autres sont plus proprement indiens. L’unité phonétique utilisée alors est la syllabe.

L’énigme de l’écriture de l’Indus

La civilisation de l’Indus s’est épanouie dans le nord-ouest du sous-continent indien du milieu du 4e millénaire au début du 2e millénaire avant notre ère. Une catastrophe inexpliquée l’a anéantie. Cette civilisation nous a laissé une écriture qui reste indéchiffrée, certains chercheurs aujourd’hui considérant même qu’il ne s’agissait pas d’une écriture.

Inde
Inde |

© Bibliothèque nationale de France

L’écriture de l’Indus apparaît sur environ deux mille sceaux et, secondairement, sur des plaques de cuivre, sur des objets de terre cuite, d’os et d’ivoire. Elle comporte quatre cents signes différents. Certains semblent composés : les signes de base seraient au nombre de deux cents, chiffre qui paraît exclure qu’il s’agisse d’une écriture syllabique. Plusieurs savants ont essayé de déchiffrer cette écriture, mais aucune thèse ne s’est imposée.
Certains y ont vu la lointaine ancêtre de la brâhmî. Il s’agit d’une pure conjecture. On ignore la langue même qu’elle transcrivait. L’hypothèse d’une langue protodravidienne, c’est-à-dire apparentée aux principales langues de l’Inde du Sud, reste une supposition.

La suprématie de la parole dans la tradition indienne du Veda

À la suite de la civilisation de l’Indus s’est développée une autre civilisation que l’on connaît par des restes matériels et par un remarquable ensemble de textes religieux, les Veda. Il ne semble pas que la culture védique ancienne ait utilisé l’écriture. L’archéologie n’en a jusqu’ici fourni aucun témoignage matériel pour cette période qui s’étend jusqu’au milieu de 1er millénaire av. J.-C. Les Veda ont été confiés à la mémoire et se sont conservés par transmission orale de maître à disciple. Ils fournissent eux-mêmes de nombreuses indications sur les modes de récitation et de mémorisation, ainsi que sur la pratique de la transmission orale toujours vivante et observable aujourd’hui. En revanche, ils ne font aucune mention d’écriture.

C’est seulement dans la partie la plus tardive de la littérature védique qu’apparaissent quelques allusions indirectes, qui restent incertaines. On peut donc se demander à bon droit si l’écriture était connue des Indiens védiques. Leur univers est celui de l’oralité. On s’en convainc facilement quand on voit la place que tient la parole dans leur religion et leur culture. Leur amour de la parole et leur préoccupation de la conserver les ont amenés non seulement à la vénération, mais aussi à l’observation attentive, à l’étude proprement scientifique. C’est à des lettrés védiques que l’on doit les premières analyses linguistiques, fines et rigoureuses. Ils font preuve entre autres d’une connaissance très fine de la phonologie du sanscrit (détermination des phonèmes, de leur articulation et de leurs propriétés de durée, de tonalité, etc., en liaison avec leur pertinence sémantique), mais ils ne décrivent pas d’écriture, ne parlent pas de la possibilité de représenter les sons par des signes graphiques.

Bhagavatapurana
Bhagavatapurana |

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La civilisation indienne classique et l’usage de l’écriture

Édit d’Ashoka sur pilier
Édit d’Ashoka sur pilier

La civilisation védique ne s’est pas éteinte. En se perpétuant sous certains aspects, elle s’est transformée en la civilisation indienne classique dans le courant de la seconde moitié du 1er millénaire av. J.-C. D’un côté elle a gardé le goût de l’oralité et en a maintenu la pratique. De l’autre, elle a accepté d’importantes innovations, comme l’usage de l’écriture. L’archéologie, en effet, nous le révèle sous la forme d’inscriptions sur pierre datées avec certitude du 3e siècle av. J.-C. et contenant des édits que l’empereur Ashoka fit graver dans toutes les parties de son vaste empire étendu de l’Afghanistan au Karnataka.

Langues et écritures sont celles des régions où les édits ont été publiés : dialectes prâcrits de la famille linguistique indo-aryenne dans l’écriture kharosthî à l’extrême nord-ouest du sous-continent, dans la brâhmî ailleurs.

La kharosthî est une adaptation de l’écriture araméenne. Son origine ne fait pas de doute et s’explique aisément. La province nord-ouest de l’Inde où elle est apparue avait été sous domination perse aux 5e et 4e siècles. Quand la province est revenue sous domination indienne, une adaptation de l’écriture araméenne, alors très répandue, a été faite à la langue de la nouvelle administration. Quelques signes ont été ajoutés pour des consonnes appartenant au seul phonétisme indo-aryen, mais les voyelles n’ont pas été notées, comme dans les écritures sémitiques. Le sens de lecture de droite à gauche a été conservé. Cette écriture s’est maintenue dans cette même région pendant quelques siècles et est sortie d’usage. Elle a été utilisée pendant plus longtemps en dehors de l’Inde, en Afghanistan et plus au nord en Asie centrale, jusqu’au 5e siècle apr. J.-C.

L’origine de la brâhmî est un sujet de controverse depuis plus d’un siècle. La comparaison avec des écritures sémitiques fait en effet apparaître des ressemblances entre des signes, mais les signes se ressemblant ne représentent pas les mêmes sons. Il est donc peu probable que la brâhmî ait été une adaptation d’une écriture phénicienne ou araméenne. D’autre part, elle possède des traits originaux fondamentaux, comme la lecture de gauche à droite et la notation des voyelles. Il est donc fort possible que ce soit une création indienne, faite à l’époque où un pouvoir puissant avait décidé d’adopter l’usage de l’écriture. Et cette création pouvait très bien être opérée dans un milieu dont on sait qu’il possédait une bonne connaissance du phonétisme de la langue. On peut montrer que le système d’écriture de la brâhmî correspond aux notions qu’avaient les lettrés de l’époque sur les sons de la langue. Ce système a l’originalité de prévoir un signe simple pour une voyelle isolée ou pour une consonne suivie de la voyelle « a ». Quand une syllabe comporte une autre voyelle, un signe additionnel est ajouté. Cela correspond à la conception et à l’usage parlé des lettrés qui rendent ainsi compte du fait qu’une consonne ne peut être prononcée sans une voyelle d’appui. La correspondance entre signes écrits et phonèmes prononcés reconnus comme tels à l’époque est aussi parfaitement satisfaisante.

Dhammapada
Dhammapada |

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L’écriture brâhmî comporte dès ses origines une série de signes distincts de ceux des lettres pour la représentation des chiffres. Au début, on a autant de signes qu’il y a de noms de nombres simples dans la langue sanscrite et ses parentes, c’est-à-dire les nombres de un à dix, cent, mille.

Le développement de l’écriture en Inde et son expansion en Asie

Les premiers écrits déchiffrés de l’Inde historique sont les célèbres édits de l’empereur Asoka — circa 260-230 av. J.-C. —, gravés principalement sur des rocs et des piliers, du nord de l’Inde (ainsi qu’en Afghanistan) jusqu’à l’actuel État du Karnataka. Ces textes proclament la foi bouddhique de l’empereur. Ils sont en écritures kharosthï et brâhmï (textes en langues indiennes), mais aussi en caractères grecs (texte grec) et araméens (texte araméen). La brâhmï et la kharosthï supposent une analyse phonétique approfondie des langues indiennes.

Monnaie kharosthî
Monnaie kharosthî |

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Or dès le Rgveda (datable de 2 000 avant notre ère ? ), les notions de syllabe et de compte des syllabes dans le mètre importaient aux récitants. Au 4e siècle avant notre ère, les grammairiens indiens, dont le plus célèbre est Pânini, classaient les consonnes selon leurs modalités de prononciation et les voyelles selon leur longueur. C’est dans leur cercle ou sous leur influence que furent créés les premiers systèmes d’écriture. L’analyse scientifique des phonèmes est caractéristique de ces systèmes comme il marque les écritures indiennes plus récentes. Chaque phonème possède un signe spécial. La syllabe est notée par un seul groupe graphique : l’élément consonantique forme la partie essentielle, l’élément vocalique étant sur-ajouté. La consonne fait corps avec la voyelle qui suit. Lorsque deux consonnes précèdent la vocalisation, elles sont représentées graphiquement dans un seul signe, la ligature, à laquelle s’ajoute l’élément vocalique.

La kharosthï (de kharostha, « lèvre d’âne », dénomination peut-être tardive) fut utilisée du 3e siècle avant au 3e siècle après notre ère en Inde, quelques siècles de plus en Asie centrale (manuscrit Dutreuil de Rhins), puis elle disparut. Le tracé de ses lettres indique qu’elle fut à l’origine écrite sur un matériau souple. Elle pourrait avoir été créée, dans le nord-ouest du sous-continent, sous l’administration des Perses achéménides, entre le 6e et le 4e siècle, pour faciliter la communication du pouvoir avec la population locale. Elle emprunte certaines de ses lettres à l’écriture araméenne, en les modifiant parfois. Comme l’araméenne, elle s’écrit de droite à gauche. Mais elle s’en distingue par la création de lettres aspirées à partir de non-aspirées au moyen d’un trait supplémentaire : ga devient gha par addition d’un crochet à droite, ja, da et pa par addition d’un trait horizontal à gauche. Elle s’en différencie aussi par l’ajout de signes diacritiques pour dénoter certaines voyelles. Mais, dans ses formes anciennes, la kharosthi ne distingue pas les voyelles longues des brèves.

La brahmi (dont une tradition attribue la création à la divinité Brahma) est parfaitement développée au 3e siècle avant notre ère et donc sans doute antérieure à cette époque. Elle s’écrit de gauche à droite. Ses emprunts aux écritures du Proche-Orient restent discutés. Elle pourrait avoir précédé la kharoshhi et même l’avoir inspirée. Mieux que celle-ci, elle est adaptée à la phonologie des langues indiennes. Elle peut marquer précisément tous les sons (consonnes, voyelles, consonnes liées à des voyelles ou à d’autres consonnes) des languesindiennes ; elle distingue les vocalisations longues des brèves (par l’addition d’un trait horizontal ou vertical) et possède un caractère spécial pour chaque voyelle isolée.

Commentaire au Sutra du plant de riz
Commentaire au Sutra du plant de riz |

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D’autres se sont conservées avec des modifications mineures, telle la nagari, qui se forme vers le 12e siècle et sert encore à noter plusieurs langues contemporaines : hindi, urdu, marath, etc. D’autres encore ont évolué et engendré les écritures servant à noter les autres langues vivantes de l’Inde actuelle : bengali, oriya, gujrati, kannada, télougou, tamoul, malayalam notant les langues du même nom, gurumukhi notant le penjabi. L’écriture arabe a été adaptée à la notation de l’urdu, du sindhi et du kashmiri.

Kammavaca
Kammavaca |

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Stutikusumâñjali par Jagaddhara Bhatta
Stutikusumâñjali par Jagaddhara Bhatta |

Bibliothèque nationale de France

Hors de l’Inde, l’ancienne brahmi s’est transportée en Asie centrale, ses dérivées se sont répandues, au Moyen Âge, avec chaque fois une évolution propre, au Tibet, dans tous les pays du Sud-Est asiatique pour engendrer les écritures du cinghalais, du birman, du siamois, du khmer d’aujourd’hui.

L’Abhidhamma
L’Abhidhamma |

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Provenance

Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).

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