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Le déchiffrement de l'élamite linéaire

Inscription en élamite linéaire sur un vase en argent
Inscription en élamite linéaire sur un vase en argent

© François Desset, avec l’aimable permission du Musée Iran Bastan, Téhéran

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Les occasions de découvertes définitives, comme le déchiffrement d’un ancien système d’écriture, sont relativement rares dans le domaine des sciences humaines. Les derniers en date, durant la seconde moitié du 20e siècle, incluent le déchiffrement du Linéaire B mycénien au tout début des années 1950, celui des glyphes mayas et celui des hiéroglyphes louvites/anatoliens. Dorénavant, un nouveau système d’écriture peut rejoindre cette liste : l’écriture élamite linéaire, ou écriture proto-iranienne récente, attestée dans le sud de l’Iran entre 2300 et 1850 avant l'ère chrétienne. François Desset revient sur le processus qui lui a permis de comprendre cette écriture.
 

La découverte de l’écriture proto-iranienne récente et les premiers jalons de son déchiffrement

Les grands sites archéologiques de l’âge du bronze en Iran
Les grands sites archéologiques de l’âge du bronze en Iran |

© François Desset / Bibliothèque nationale de France

Découverte peu avant 1903 par la mission française fouillant alors à Suse, important site archéologique dans le sud-ouest de l’Iran actuel, l’écriture élamite linéaire, qu'il est plus exact d'appeler « proto-iranienne récente », a résisté tout au long du 20e siècle à plusieurs tentatives de déchiffrement, probablement en raison du nombre très restreint d’inscriptions alors connues.

Plusieurs monuments de Suse présentent pourtant des textes en écriture élamite linéaire associés à des textes en écriture cunéiforme, un système développé en Mésopotamie (Iraq actuel) à la fin du 4e millénaire av. J.-C. et déchiffré dès le 19e siècle. Grâce à cela, quelques signes élamites linéaires avaient pu être correctement lus au 20e siècle par des chercheurs tels que Ferdinand Bork, Carl Frank, Walther Hinz et Piero Meriggi.

Vue aérienne du site de Suse
Vue aérienne du site de Suse |

© Centre du Patrimoine culturel iranien de Suse

Fouilles de Jacques de Morgan à Suse en 1902
Fouilles de Jacques de Morgan à Suse en 1902 |

Bibliothèque nationale de France

Ces lectures incluaient principalement les noms propres d’Insoushinak (le « seigneur de Suse », noté i-n-su-ši-na-k2 ou i-n-su-š-na-k2), la divinité tutélaire de Suse en langue élamite, de Pouzour-Soushinak (« celui sous la protection de Sushinak », noté pu-zu-r-su-ši-na-k2, Soushinak étant le nom de la divinité en langue akkadienne), un souverain de Suse du 22e siècle av. J.-C. et de son père Shin-pishouk (noté ši-n-pi-s-h-hu-k2 ou ši-n-pi-s-hu-k[i-r]). Depuis lors, le déchiffrement était à l’arrêt.

Les inscriptions de la Table au lion de Suse
Les inscriptions de la Table au lion de Suse |

Photographie © 2013 Musée du Louvre / Raphaël Chipault, analyse François Desset

Un nouveau corpus de textes

Vue aérienne du site d'Anzan
Vue aérienne du site d'Anzan |

© Estate Georg Gerster, Switzerland, www.GeorgGerster.com

La publication de nouveaux documents au tout début des années 2000 a pu débloquer cette situation.

Il s’agit de textes incisés en écriture élamite linéaire sur des vases en argent, dénommés kounanki, principalement conservés dans la collection privée de l’amateur d’art iranien Houshang Mahboubian à Londres. Pour cette raison, ces œuvres avaient été disqualifiées par certains chercheurs comme étant des faux. D’après Houshang Mahboubian, ces vases ont été découverts par son père dans les années 1920 lors de fouilles « commerciales », alors légales à l’époque, dans la région de Kam-Firouz. Située dans la province du Fars, elle prend place non loin de la cité antique d’Anzan (actuel Tal-e Malyan), un important site archéologique fouillé par une équipe américaine dans les années 1970.

Vases kounanki en argent
Vases kounanki en argent |

© François Desset, avec l’aimable permission de la collection Mahboubian

En me basant sur les sources archéologiques et textuelles, j’ai pu établir que les vases kounanki avaient été utilisés dans l’Ouest de l’Iran et en Mésopotamie entre 2050 et 1850 av. J.-C1.

Shilhaha ou le déclic dans le déchiffrement

Mis à part un nombre suffisant d’inscriptions, une copie fidèle et complète des textes est bien sûr un prérequis indispensable pour travailler sérieusement sur un déchiffrement. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette condition n’était pas remplie. Quand j’ai commencé à travailler sur ces vases en 2006, je n’avais en effet qu’une photographie de trois d’entre eux. Je ne disposais donc que de la moitié des textes inscrits autour de ces vases. J’ai dû attendre 2015 avant de pouvoir les prendre en main et produire enfin des copies complètes et précises de leurs inscriptions. Après ce tournant, le déclic est arrivé rapidement.

Je me souviens très bien de cette journée. J’étais à Téhéran, au printemps 2017, dans mon appartement, assis à mon bureau derrière mon écran d’ordinateur, jouant avec les différentes séquences de signes élamites linéaires incisés sur ces vases en argent. L’une d’entre elles a plus particulièrement attiré mon attention. Il s’agissait probablement du nom d’un important personnage, peut-être un souverain, vivant vraisemblablement entre 2050 et 1850 av. J.-C. (selon la datation des vases kounanki). Ce nom avait été noté avec quatre signes, dont le premier, shi (ši), m’était connu par ailleurs grâce aux lectures précédemment mentionnées, Pouzour-Soushinak et Insoushinak, alors que les troisième et quatrième signes étaient identiques (le même signe répété). Parmi tous les dirigeants « iraniens » attestés dans les nombreuses sources cunéiformes entre 2050 et 1850 av. J.-C., un seul correspond à tous ces critères : ši-l-ha-ha, Shilhaha. C’était la clé !

Trois noms propres en écriture élamite linéaire : Shilhaha, Eparti et Napiresha
Trois noms propres en écriture élamite linéaire : Shilhaha, Eparti et Napiresha |

© François Desset

Tout le reste s’est alors enchainé rapidement et je pouvais lire quelques minutes après les noms du prédécesseur (et probablement père) de Shilhaha, Eparti II (e-pa-r-ti), tous deux ayant régné au milieu du 20e siècle av. J.-C. au tout début de la dynastie dite des Soukkalmah, ainsi que celui de la principale divinité vénérée alors sur le Plateau iranien, Napiresha (noté na-pi2-ri-ša ou na-pi2-r-ri-ša), « le grand (resha) dieu (napi) » en langue élamite. Après plus de onze ans de travail, depuis 2006, j’étais enfin sur une piste et mon excitation, était à son comble. Ces trois noms m’ont permis de déchiffrer neuf nouveaux signes (e, ha, l, pa, pi2, ri, ša, ti, and u), na, r et ši étant déjà connus par la lecture du nom propre Pouzour-Soushinak (pu-zu-r-su-ši-na-k).

La distinction entre langue et écriture et le principe de digraphie

Vase en argent portant une inscription royale
Vase en argent portant une inscription royale |

© François Desset, avec l’aimable permission de la collection Mahboubian

Dans l’analyse d’un texte, langue et écriture doivent être clairement distinguées. La langue est un phénomène sonore produit par la voix et compris par l’audition, tandis que l’écriture est un phénomène visuel, généralement produit par la main et interprété par la vue (hormis le cas exceptionnel du braille). Par exemple, ce texte est écrit en langue française notée avec un alphabet latin. L’alphabet latin peut bien sûr servir à noter d’autres langues, proches du français tel que l’anglais, ou très éloignées comme le turc. Un même système d’écriture peut donc servir à noter plusieurs langues.

D’un autre côté, la même langue peut être notée par des systèmes d’écriture différents : le serbo-croate est noté en alphabet latin en Croatie et en alphabet cyrillique en Serbie ; l’hindi/ourdou (hindoustani) est noté avec le système devanagari en Inde et un alphabet arabe au Pakistan ; le persan est, lui, noté avec un alphabet arabe en Iran et l’alphabet cyrillique au Tadjikistan. Il s’agit là d’exemples de digraphie synchronique, c’est-à-dire qu’une même langue est notée au même moment par (au moins) deux systèmes d’écriture différents. Le turc, quant à lui, est un exemple de digraphie diachronique, c’est-à-dire que le mode d’écriture a évolué dans le temps : cette langue a été notée jusqu’en 1928 avec un alphabet arabe et depuis les réformes menées par Mustafa Kemal Atatürk, avec un alphabet latin.

La digraphie est à clairement distinguer du bilinguisme (ou multilinguisme), où le même texte est noté dans au moins deux langues différentes, comme c’est le cas sur la pierre de Rosette avec un texte en langue égyptienne antique (notée en écritures hiéroglyphique et démotique) et sa traduction en grec (notée avec l’alphabet grec).

L’achèvement du déchiffrement de l’écriture proto-iranienne récente

Une fois la notion de digraphie expliquée, il devient plus facile de comprendre l’achèvement du déchiffrement de l’écriture proto-iranienne récente, réalisé en collaboration avec Kambiz Tabibzadeh et Matthieu Kervran, rejoints peu après par Gian Pietro Basello et Gianni Marchesi. Les inscriptions en écriture proto-iranienne récente des vases kounanki ont joué un rôle déterminant, car elles enregistraient des textes royaux standardisés en langue élamite appartenant à différents souverains entre 2000 et 1880 av. J.-C. Elles partageaient avec des textes en écriture cunéiforme et langue élamite légèrement plus récents, connus auparavant, des noms propres, titres, épithètes, formules et constructions communs.

Prière en langue élamite rédigée dans deux systèmes d’écriture différents
 
Prière en langue élamite rédigée dans deux systèmes d’écriture différents
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© François Desset, avec l’aimable permission de la collection Mahboubian.

La situation particulière de digraphie synchronique (puis diachronique), où les mêmes données linguistiques en élamite ont été notées avec deux systèmes graphiques différents, le cunéiforme mésopotamien (connu) et l’élamite linéaire iranien (inconnu), est ce qui a permis le quasi-achèvement du déchiffrement de l’écriture élamite linéaire. Alors que Champollion avait pu s’appuyer sur la langue copte, la version moderne de la langue parlée dans l’Égypte des pharaons, ou que Michael Ventris avait supposé que l’écriture linéaire B mycénienne notait une forme archaïque de la langue grecque, le déchiffrement de l’écriture proto-iranienne récente a, lui, été rendu possible grâce à notre connaissance (partielle) de la langue élamite, précédemment établie à travers l’écriture cunéiforme. On a ainsi procédé du connu vers l’inconnu : tout d’abord le déchiffrement de l’écriture cunéiforme, qui a permis l’accès à la langue élamite, qui a elle enfin rendu possible le déchiffrement de l’écriture proto-iranienne récente.

En 2023, parmi la quarantaine d’inscriptions en écriture élamite linéaire connues, plus de 96% des 1979 occurrences de signes peuvent maintenant être lues, alors que seuls quatre signes rares et trente-trois hapax legomena (signes n’apparaissant qu’une fois dans le corpus) restent encore à déchiffrer. Notre connaissance du système de l’écriture proto-iranienne récente peut donc être qualifiée a minima de très avancée.

Provenance

Cet article a été écrit en 2023.

Lien permanent

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