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Anthologie

Peut-on rire de tout ?

Le serment, un acte sacré

Joinville, La Vie de Saint-Louis, vers 1309
L'accord politique signé en vue de la libération de la ville de Damiette en Égypte, implique la prestation de serments à caractère religieux.

Le troisième serment fut le suivant : que s'ils n'observaient pas les conventions avec le roi, qu'ils soient aussi déshonorés que le Sarrasin qui mange de la viande de porc. Le roi accepta les serments susdits des émirs parce que messire Nicole d'Acre, qui savait le sarrasin, dit qu'ils ne pouvaient pas en faire de plus forts suivant leur loi.

Quand les émirs eurent juré, ils firent mettre par écrit le serment qu'ils voulaient obtenir du roi, qui fut tel, suivant le conseil des prêtres qui avaient renié par-devers eux, et l'écrit disait ainsi : si le roi n'observait pas les conventions à l'égard des émirs, qu'il fût aussi déshonoré que le chrétien qui renie Dieu et sa Mère, et privé de la compagnie de ses douze compagnons, de tous les saints et de toutes les saintes ; le roi était bien d'accord sur ce point. Le dernier point du serment fut tel : si le roi n'observait pas les conventions à l'égard des émirs, qu'il fût aussi déshonoré que le chrétien qui renie Dieu et sa loi et qui, au mépris de Dieu, crache sur la croix et marche dessus. Quand le roi entendit cela, il dit que, s'il plaisait à Dieu, il ne ferait certainement pas ce serment.

Les émirs envoyèrent au roi maître Nicole, qui savait le sarrasin, et qui dit au roi les paroles suivantes : « Sire, les émirs sont très mécontents de ce qu'ils ont juré tout ce que vous avez demandé et que vous ne voulez pas jurer ce qu'ils vous demandent ; et soyez certain que, si nous le jurez pas, ils vous couperont la tête ainsi qu'à tous vos hommes. » Le roi répondit qu'ils en pouvaient faire tout ce qu'ils voulaient, car il aimait mieux mourir en bon chrétien que de vivre dans la colère de Dieu et de sa Mère et de ses saints.

Joinville, La Vie de Saint-Louis, vers 1309, paragraphes 361-363

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  • 11e-13e siècles
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  • Louis IX, dit saint Louis
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Le code noir, cadre juridique de l'esclavage

Code Noir, 1685
Conçu pour donner un cadre juridique à l'exercice de l'esclavage dans les Antilles, le Code noir fait de l'esclave un être « meuble » susceptible d'être acquis par un maître au même titre qu'un bien. Il existe deux versions du Code noir. La première version a été élaborée par le ministre Jean-Baptiste Colbert (1616-1683) et promulgué par Louis XIV en 1685. La seconde version fut promulguée par Louis XV en 1724. Le texte qui suit est celui de 1685.

Article 1er
Voulons que l'édit du feu Roi de Glorieuse Mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles ; ce faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nos dites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d'en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens.

Article 2
Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitants qui achètent des nègres nouvellement arrivés d'en avertir dans huitaine au plus tard les gouverneur et intendant desdites îles, à peine d'amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruire et baptiser dans le temps convenable.

Article 3
Interdisons tout exercice public d'autre religion que la religion catholique, apostolique et romaine. Voulons que les contrevenants soient punis comme rebelles et désobéissants à nos commandements. Défendons toutes assemblées pour cet effet, lesquelles nous déclarons conventicules, illicites et séditieuses, sujettes à la même peine qui aura lieu même contre les maîtres qui lui permettront et souffriront à l'égard de leurs esclaves.
[...]

Article 12
Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents.
[...]

Article 16
Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différents maîtres de s'attrouper le jour ou la nuit sous prétexte de noces ou autrement, soit chez l'un de leurs maîtres ou ailleurs, et encore moins dans les grands chemins ou lieux écartés, à peine de punition corporelle qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de lys ; et, en cas de fréquentes récidives et autres circonstances aggravantes, pourront être punis de mort, ce que nous laissons à l'arbitrage des juges. Enjoignons à tous nos sujets de courir sus aux contrevenants, et de les arrêter et de les conduire en prison, bien qu'ils ne soient officiers et qu'il n'y ait contre eux encore aucun décret.
[...]

Article 35
Les vols qualifiés, même ceux de chevaux, cavales, mulets, bœufs ou vaches, qui auront été faits par les esclaves ou par les affranchis, seront punis de peines afflictives, même de mort, si le cas le requiert.
[...]

Article 38
L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l'aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lys sur une épaule ; s'il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d'une fleur de lys sur l'autre épaule ; et la troisième fois il sera puni de mort.
[...]

Article 44
Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté, n'avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit d'aînesse, n'être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort et testamentaire.

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La question de la conversion forcée

John Locke, Lettre sur la tolérance, 1689

J'avoue qu'il me paraît fort étrange (et je ne crois pas être le seul de mon avis), qu'un homme qui souhaite avec ardeur le salut de son semblable, le fasse expirer au milieu des tourments, lors même qu'il n'est pas converti. Mais il n'y a personne, je m'assure, qui puisse croire qu'une telle conduite parte d'un fond de charité, d'amour ou de bienveillance. Si quelqu'un soutient qu'on doit contraindre les hommes, par le fer et par le feu, à recevoir de certains dogmes, et à se conformer à tel ou tel culte extérieur, sans aucun égard à leur manière de vivre ; si, pour convertir ceux qu'il suppose errants dans la foi, il les réduit à professer de bouche ce qu'ils ne croient pas, et qu'il leur permette la pratique des choses mêmes que l'Évangile défend ; on ne saurait douter qu'il n'ait envie de voir une assemblée nombreuse unie dans la même profession que lui. Mais que son but principal soit de composer par là une Église vraiment chrétienne, c'est ce qui est tout à fait incroyable. On ne saurait donc s'étonner si ceux qui ne travaillent pas de bonne foi à l'avancement de la vraie religion et de l'église de Jésus-Christ emploient des armes contraires à l'usage de la milice chrétienne. Si, à l'exemple du capitaine de notre salut, ils souhaitaient avec ardeur de sauver les hommes, ils marcheraient sur ses traces, et ils imiteraient la conduite de ce prince de paix qui, lorsqu'il envoya ses soldats pour subjuguer les nations et les faire entrer dans son Église, ne les arma ni d'épées ni d'aucun instrument de contrainte, mais leur donna pour tout appareil l'Évangile de paix, et la sainteté exemplaire de leurs mœurs. C'était là sa méthode. Quoique, à vrai dire, si les infidèles devaient être convertis par la force, si les aveugles ou les obstinés devaient être amenés à la vérité par des armées de soldats, il lui était beaucoup plus facile d'en venir à bout avec des légions célestes, qu'aucun fils de l'église, quelque puissant qu'il soit, avec tous ses dragons.

La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l'évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu'on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu'il y ait des gens assez aveugles, pour n'en voir pas la nécessité et l'avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne. Je ne m'arrêterai pas ici à accuser l'orgueil et l'ambition des uns, la passion et le zèle peu charitable des autres. Ce sont des vices dont il est presque impossible qu'on soit jamais délivré à tous égards ; mais ils sont d'une telle nature, qu'il n'y a personne qui en veuille soutenir le reproche, sans les pallier de quelque couleur spécieuse, et qui ne prétende mériter ces éloges, lors même qu'il est entrainé par la violence de ses passions déréglées. Quoi qu'il en soit, afin que les uns ne couvrent pas leur esprit de persécution et leur cruauté anti-chrétienne, des belles apparences de l'intérêt public, et de l'observation des lois ; et afin que les autres, sous prétexte de religion, ne cherchent pas l'impunité de leur libertinage et de leur licence effrénée, en un mot, afin qu'aucun ne se trompe soi-même ou n'abuse les autres, sous prétexte de fidélité envers le prince ou de soumission à ses ordres, et de scrupule de conscience ou de sincérité dans le culte divin ; je crois qu'il est d'une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l'exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre. Sans cela, il n'y aura jamais de fin aux disputes qui s'élèveront entre ceux qui s'intéressent, ou qui prétendent s'intéresser, d'un côté au salut des âmes, et de l'autre au bien de l'État.

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De l’esclavage des nègres

Montesquieu, L'Esprit des lois, 1748, XV, 5
Comme Voltaire, Montesquieu utilise l'ironie pour dénoncer les esclavagistes. Il est un anti-esclavagiste militant, contrairement à ce que pourrait laisser supposer certaines phrases sorties de leur contexte. En ridiculisant les arguments en faveur de l'esclavagisme, Montesquieu montre la brutalité des Européens avec les Indiens, le racisme qui justifie la traite des Noirs et l'impiété de ceux qui se disent chrétiens.

Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais : les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir. Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font les eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez les nations policées, est d'une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?

Montesquieu, L'Esprit des lois, Paris : Firmin-Didot frères, fils et Cie (Paris), 1857, XV, 5

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L'intolérance selon Diderot

Diderot, « Intolérance », L'Encyclopédie, 1751

INTOLÉRANCE, s. f. : (Morale). Il est impie d'exposer la religion aux imputations odieuses de tyrannie, de dureté, d'injustice, d'insociabilité, même dans le dessein d'y ramener ceux qui s'en seraient malheureusement écartés.
L'esprit ne peut acquiescer qu'à ce qui lui paraît vrai ; le cœur ne peut aimer que ce qui lui semble bon. La violence fera de l'homme un hypocrite, s'il est faible ; un martyr, s'il est courageux. Faible et courageux, il sentira l'injustice de la persécution et s'en indignera.
L'instruction, la persuasion et la prière, voilà les seuls moyens légitimes d'étendre la religion.
Tout moyen qui excite la haine, l'indignation et le mépris, est impie.
Tout moyen qui réveille les passions et qui tient à des vues intéressées, est impie.
Tout moyen qui relâche les liens naturels et éloigne les pères des enfants, les frères des frères, les sœurs des sœurs, est impie.
Tout moyen qui tendrait à soulever les hommes, à armer les nations et tremper la terre de sang, est impie.
Il est impie de vouloir imposer des lois à la conscience, règle universelle des actions. Il faut l'éclairer et non la contraindre.
Les hommes qui se trompent de bonne foi sont à plaindre, jamais à punir.
Il ne faut tourmenter ni les hommes de bonne foi ni les hommes de mauvaise foi, mais en abandonner le jugement à Dieu.
Si l'on rompt le lien avec celui qu'on appelle impie, on rompra le lien avec celui qu'on appellera avare, impudique, ambitieux, colère, vicieux. On conseillera une rupture aux autres, et trois ou quatre intolérants suffiront pour déchirer toute la société.
Si l'on peut arracher un cheveu à celui qui pense autrement que nous, on pourra disposer de sa tête, parce qu'il n'y a point de limites à l'injustice. Ce sera ou l'intérêt, ou le fanatisme, ou le moment, ou la circonstance qui décidera du plus ou du moins de mal qu'on se permettra.
Si un prince infidèle demandait aux missionnaires d'une religion intolérante comment elle en use avec ceux qui n'y croient point, il faudrait ou qu'ils avouassent une chose odieuse, ou qu'ils mentissent, ou qu'ils gardassent un honteux silence.
Qu'est-ce que le Christ a recommandé à ses disciples en les envoyant chez les nations ? Est-ce de tuer ou de mourir ? Est-ce de persécuter ou de souffrir ?
Saint Paul écrivait aux Thessaloniciens : « Si quelqu'un vient vous annoncer un autre Christ, vous proposer un autre esprit, vous prêcher un autre évangile, vous les souffrirez. » Intolérants, est-ce ainsi que vous en usez même avec celui qui n'annonce rien, ne propose rien, ne prêche rien ?
Il écrivait encore : ne traitez point en ennemi celui qui n'a pas les mêmes sentiments que vous, mais avertissez-le en frère. Intolérants, est-ce là ce que vous faites ?

Denis Diderot, Œuvres complètes, vol. 15, Paris : Garnier frères, 1875-77, p. 236.

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L'Inquisition selon Voltaire

Voltaire, « Inquisition », Essai sur les mœurs, 1756

Ce Torquemada, dominicain, devenu cardinal, donna au tribunal de l'Inquisition espagnole cette forme juridique opposée à toutes les lois humaines, laquelle s'est toujours conservée. Il fit en quatorze ans le procès à près de quatre-vingt mille hommes, et en fit brûler six mille avec l'appareil et la pompe des plus augustes fêtes. Tout ce qu'on nous raconte des peuples qui ont sacrifié des hommes à la Divinité n'approche pas de ces exécutions accompagnées de cérémonies religieuses. Les Espagnols n'en conçurent pas d'abord assez d'horreur, parce que c'étaient leurs anciens ennemis et des Juifs qu'on immolait. Mais bientôt eux-mêmes devinrent victimes ; car lorsque les dogmes de Luther éclatèrent, le peu de citoyens qui fut soupçonné de les admettre fut immolé. La forme des procédures devint un moyen infaillible de perdre qui on voulait. On ne confronte point les accusés aux délateurs, et il n'y a point de délateur qui ne soit écouté. Un criminel public et flétri par la justice, un enfant, une courtisane, sont des accusateurs graves ; le fils même peut déposer contre son père, la femme contre son époux ; enfin l'accusé est obligé d'être lui-même son propre délateur, de deviner et d'avouer le délit qu'on lui suppose, et que souvent il ignore. Cette procédure, inouïe jusqu'alors, fit trembler l'Espagne. La défiance s'empara de tous les esprits ; il n'y eut plus d'amis, plus de société : le frère craignit son frère, le père, son fils. C'est de là que le silence est devenu le caractère d'une nation née avec toute la vivacité que donne un climat chaud et fertile. Les plus adroits s'empressèrent d'être les archers de l'Inquisition sous le nom de ses familiers, aimant mieux être satellites que suppliciés.

Il faut encore attribuer à ce tribunal cette profonde ignorance de la saine philosophie où les écoles d'Espagne demeurent plongées, tandis que l'Allemagne, l'Angleterre, la France, l'Italie même, ont découvert tant de vérités, et ont élargi la sphère de nos connaissances. Jamais la nature humaine n'est si avilie que quand l'ignorance superstitieuse est armée du pouvoir.

Mais ces tristes effets de l'Inquisition sont peu de chose en comparaison de ces sacrifices publics qu'on nomme auto-da-fé, acte de foi, et des horreurs qui les précèdent.

C'est un prêtre en surplis, c'est un moine voué à l'humilité et à la douceur, qui fait dans de vastes cachots appliquer des hommes aux tortures les plus cruelles. C'est ensuite un théâtre dressé dans une place publique, où l'on conduit au bûcher tous les condamnés, à la suite d'une procession de moines et de confréries. On chante, on dit la messe, et on tue des hommes. Un Asiatique qui arriverait à Madrid le jour d'une telle exécution ne saurait si c'est une réjouissance, une fête religieuse, un sacrifice, ou une boucherie ; et c'est tout cela ensemble. Les rois, dont ailleurs la seule présence suffit pour donner grâce à un criminel, assistent nu-tête à ce spectacle, sur un siège moins élevé que celui de l'inquisiteur, et voient expirer leurs sujets dans les flammes. On reprochait à Montezuma d'immoler des captifs à ses dieux : qu'aurait-il dit s'il avait vu un auto-da-fé ?

Ces exécutions sont aujourd'hui plus rares qu'autrefois ; mais la raison, qui perce avec tant de peine quand le fanatisme est établi, n'a pu les abolir encore. L'Inquisition ne fut introduite dans le Portugal que vers l'an 1557, quand ce pays n'était point soumis aux Espagnols. Elle essuya d'abord toutes les contradictions que son seul nom devait produire ; mais enfin elle s'établit, et sa jurisprudence fut la même à Lisbonne qu'à Madrid.

Voltaire, Œuvres complètes, t. 11, Paris : Hachette, 1876-1900, p. 196.

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Une prière à la tolérance

Voltaire, Traité sur la tolérance à l'occasion de la mort de Jean Calas, 1763

Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse ; c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l'habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s'enorgueillir.

Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères ! Qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l'industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l'instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.

Voltaire, Traité sur la tolérance à l'occasion de la mort de Jean Calas, sl. : se., 1763, p. 194-196

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L'absurdité de la guerre

Voltaire, « Guerre », Dictionnaire philosophique, 1764
Ce texte, typique de l’esprit voltairien est doublement polémique : par le sujet qu’il traite et le ton employé. En effet, nulle raison dans le comportement des souverains belliqueux et de leurs troupes, manipulées au gré des caprices de ceux-ci.

Un généalogiste prouve à un prince qu'il descend en droite ligne d'un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d'apoplexie : le prince et son conseil concluent sans difficulté que cette province lui appartient de droit divin. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu'elle ne le connaît pas, qu'elle n'a nulle envie d'être gouvernée par lui ; que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d'hommes qui n'ont rien à perdre ; il les habille d'un gros drap bleu à cent dix sous l'aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis Khan, Tamerlan, Bajazet n'en traînèrent à leur suite.

Des peuples assez éloignés entendent dire qu'on va se battre, et qu'il y a cinq à six sous par jour à gagner pour eux s'ils veulent être de la partie : ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.

Ces multitudes s'acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s'agit.

On voit à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible.

Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain. Si un chef n’a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu ; mais lorsqu’il y en a eu environ dix mille d’exterminés par le feu et par le fer, et que, pour comble de grâce, quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes.

Voltaire, « Guerre », Dictionnaire philosophique portatif, Londres : 1764, p. 208-210.

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Tuer pour Dieu

Alexandre Dumas, La Reine Margot, 1845

Lorsque nos trois guisards atteignirent l’extrémité de la rue de Béthizy, qui fait suite à la rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois, ils virent l’hôtel entouré de Suisses, de soldats et de bourgeois en armes ; tous tenaient à la main droite ou des épées, ou des piques, ou des arquebuses, et quelques-uns, à la main gauche, des flambeaux qui répandaient sur cette scène un jour funèbre et vacillant, lequel, suivant le mouvement imprimé, s’épandait sur le pavé, montait le long des murailles ou flamboyait sur cette mer vivante où chaque arme jetait son éclair. Tout autour de l’hôtel et dans les rues Tirechappe, Étienne et Bertin-Poirée, l’œuvre terrible s’accomplissait. De longs cris se faisaient entendre, la mousqueterie pétillait, et de temps en temps quelque malheureux, à moitié nu, pâle, ensanglanté, passait, bondissant comme un daim poursuivi, dans un cercle de lumière funèbre où semblait s’agiter un monde de démons.

En un instant, Coconnas, Maurevel et La Hurière, signalés de loin par leurs croix blanches et accueillis par des cris de bienvenue, furent au plus épais de cette foule haletante et pressée comme une meute. Sans doute ils n’eussent pas pu passer ; mais quelques-uns reconnurent Maurevel et lui firent faire place. Coconnas et La Hurière se glissèrent à sa suite ; tous trois parvinrent donc à se glisser dans la cour.

Au centre de cette cour, dont les trois portes étaient enfoncées, un homme, autour duquel les assassins laissaient un vide respectueux, se tenait debout, appuyé sur une rapière nue, et les yeux fixés sur un balcon élevé de quinze pieds à peu près et s’étendant devant la fenêtre principale de l’hôtel. Cet homme frappait du pied avec impatience, et de temps en temps se retournait pour interroger ceux qui se trouvaient les plus proches de lui.

 Rien encore, murmura-t-il. Personne… Il aura été prévenu, il aura fui. Qu’en pensez-vous, Du Gast ?
 Impossible, Monseigneur.
 Pourquoi pas ? Ne m’avez-vous pas dit qu’un instant avant que nous arrivassions, un homme sans chapeau, l’épée nue à la main et courant comme s’il était poursuivi, était venu frapper à la porte, et qu’on lui avait ouvert ?
 Oui, Monseigneur ; mais presque aussitôt M. de Besme est arrivé, les portes ont été enfoncées, l’hôtel cerné. L’homme est bien entré, mais à coup sûr il n’a pu sortir.
 Eh ! mais, dit Coconnas à La Hurière, est-ce que je me trompe, ou n’est-ce pas M. de Guise que je vois là ?
 Lui-même, mon gentilhomme. Oui, c’est le grand Henri de Guise en personne, qui attend sans doute que l’amiral sorte pour lui en faire autant que l’amiral en a fait à son père. Chacun a son tour, mon gentilhomme, et, Dieu merci ! c’est aujourd’hui le nôtre.
— Holà ! Besme ! holà ! cria le duc de sa voix puissante, n’est-ce donc point encore fini ?
Et, de la pointe de son épée impatiente comme lui, il faisait jaillir des étincelles du pavé.

En ce moment, on entendit comme des cris dans l’hôtel, puis des coups de feu, puis un grand mouvement de pieds et un bruit d’armes heurtées, auquel succéda un nouveau silence.

Le duc fit un mouvement pour se précipiter dans la maison.
 Monseigneur, Monseigneur, lui dit Du Gast en se rapprochant de lui et en l’arrêtant, votre dignité vous commande de demeurer et d’attendre.
 Tu as raison, Du Gast ; merci ! j’attendrai. Mais, en vérité, je meurs d’impatience et d’inquiétude. Ah ! s’il m’échappait !
Tout à coup le bruit des pas se rapprocha… les vitres du premier étage s’illuminèrent de reflets pareils à ceux d’un incendie.

La fenêtre sur laquelle le duc avait tant de fois levé les yeux, s’ouvrit ou plutôt vola en éclats ; et un homme, au visage pâle et au cou blanc tout souillé de sang, apparut sur le balcon.
— Besme ! cria le duc ; enfin c’est toi ! Eh bien ? eh bien ?
— Foilà ! foilà ! répondit froidement l’Allemand, qui, se baissant, se releva presque aussitôt en paraissant soulever un poids considérable.
— Mais les autres, demanda impatiemment le duc, les autres, où sont-ils ?
— Les autres, ils achèfent les autres.
— Et toi, toi ! qu’as-tu fait ?
— Moi, fous allez foir ; regulez-vous un beu.
Le duc fit un pas en arrière.

En ce moment on put distinguer l’objet que Besme attirait à lui d’un si puissant effort.

C’était le cadavre d’un vieillard.

Il le souleva au-dessus du balcon, le balança un instant dans le vide, et le jeta aux pieds de son maître.

Le bruit sourd de la chute, les flots de sang qui jaillirent du corps et diaprèrent au loin le pavé, frappèrent d’épouvante jusqu’au duc lui-même ; mais ce sentiment dura peu, et la curiosité fit que chacun s’avança de quelques pas, et que la lueur d’un flambeau vint trembler sur la victime.

On distingua alors une barbe blanche, un visage vénérable, et des mains raidies par la mort.
 L’amiral ! s’écrièrent ensemble vingt voix qui ensemble se turent aussitôt.
 Oui, l’amiral. C’est bien lui, dit le duc en se rapprochant du cadavre pour le contempler avec une joie silencieuse.
— L’amiral ! l’amiral ! répétèrent à demi voix tous les témoins de cette terrible scène, se serrant les uns contre les autres, et se rapprochant timidement de ce grand vieillard abattu.
— Ah ! te voilà donc, Gaspard ! dit le duc de Guise triomphant ; tu as fait assassiner mon père, je le venge !
Et il osa poser le pied sur la poitrine du héros protestant.

Mais aussitôt les yeux du mourant s’ouvrirent avec effort, sa main sanglante et mutilée se crispa une dernière fois, et l’amiral, sans sortir de son immobilité, dit au sacrilège d’une voix sépulcrale :
— Henri de Guise, un jour aussi tu sentiras sur ta poitrine le pied d’un assassin. Je n’ai pas tué ton père. Sois maudit !

Le duc, pâle et tremblant malgré lui, sentit un frisson de glace courir par tout son corps, il passa la main sur son front comme pour en chasser la vision lugubre ; puis, quand il la laissa retomber, quand il osa reporter la vue sur l’amiral, ses yeux s’étaient refermés, sa main était redevenue inerte, et un sang noir épanché de sa bouche sur sa barbe blanche avait succédé aux terribles paroles que cette bouche venait de prononcer.

Le duc releva son épée avec un geste de résolution désespérée.
— Eh bien ! monsir, lui dit Besme, êtes-fous gontent ?
— Oui, mon brave, oui, répliqua Henri, car tu as vengé…
— Le dugue François, n’est-ce pas ?
— La religion, reprit Henri d’une voix sourde. Et maintenant, continua-t-il en se retournant vers les Suisses, les soldats et les bourgeois qui encombraient la cour et la rue, à l’œuvre, mes amis, à l’œuvre !

Alexandre Dumas, La Reine Margot, vol. 1, Paris : Michel Lévy, Pétion, 1847, p. 259-269.

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