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Les héritiers contemporains du pastiche

« Faire le plein d'essence devient un luxe »
« Faire le plein d'essence devient un luxe »

Studio Bagel / Groupe Canal +

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Si l'exercice du pastiche semblait particulièrement s'attacher aux médias papiers : livres, revues, journaux, affiches, il se nourrit depuis plusieurs années d'émissions de télé, de publicités ou surgit au cœur de pastilles vidéos. Comment expliquer la nécessité du genre et sa constante adaptation aux évolutions de la culture médiatique ? En quoi le pastiche est-il nécessaire à l'expression du rire ?

L’art du pastiche ou le sens du style

Emprunté à l’italien pasticcio, le pastiche renvoie à un art éprouvé de la représentation par lequel un écrivain imite le style d’un autre « par exercice, par jeu ou dans une intention parodique » nous indique le Trésor de la Langue Française Informatisé. Si les médias audiovisuels et numériques ont contribué à diversifier et massifier sa présence dans la vie publique et les pratiques créatives, le pastiche est avant tout le fruit d’une longue tradition littéraire. Désignant à la fois un geste d’écriture et une production artistique, il s’appuie sur un travail d’imitation, explicite ou allusif, interrogeant la relation de ressemblance entre un texte original et son modèle, qu’il s’agisse d’un style, d’un auteur ou d’un courant artistique. À la différence de la parodie avec laquelle il est communément assimilé et qui repose sur « la transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier », le pastiche constitue, selon les mots de Paul Aron, « une sorte de technique » susceptible d’embrasser un ensemble éclectique de genres, de pratiques et de registres littéraires. 

Aux 20ème et au 21ème siècles, le déploiement spectaculaire des médias de masse audiovisuels et des réseaux socio-numériques a largement contribué à populariser la culture du pastiche dans la vie publique, bien au-delà du champ des Belles Lettres. La diversification des supports d’expression, l’abondance des représentations artistiques accessibles au grand public et la circulation à une vaste échelle des productions médiatiques (vidéoclips, séries télévisées…) ont constitué autant d’éléments favorables à son épanouissement. De nos jours, le pastiche peut s’appuyer sur une culture largement partagée.  Une vaste communauté d’initiés capables de reconnaître ses modèles et d’apprécier sa virtuosité gravite autour de lui. Le succès du pastiche doit également beaucoup à un contexte d’élargissement des libertés sociales et politiques rendu possible par l’établissement pérenne des démocraties libérales. Dans ce type de régimes où la liberté d’expression fait figure de baromètre, l’autorité est appelée à subir les flèches de la dérision.

Le privilège de la dérision : les significations politiques du pastiche contemporain

Insufflant à la vie publique une énergie frondeuse et créative, le rire incarne un objectif privilégié des formes contemporaines du pastiche. Il s’adapte à sa mécanique imitative et à ses formes d’expression : spectacles télévisés de marionnettes, programmes parodiques et auto-parodiques, culture du mème… La tradition du rire satirique, qui a abondamment alimenté la presse écrite à partir du 19ème siècle et a pris pour  cible le pouvoir politique, coexiste dès les années 1970 avec l’émergence d’un rire télévisuel privilégiant le registre parodique et la critique des travers quotidiens de la société de consommation. Arme symbolique des faibles contre les puissants, exutoire du collectif face à l’esprit de sérieux de la vie publique, le rire remplit une fonction de compensation et de contestation des normes dominantes. Pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, le succès du café-théâtre, relayé par la présence à la télévision d’humoristes comme Coluche, témoigne de la persistance d’un rire corrosif attaché à railler les figures d’autorité.

Il s’agit moins […] de rire pour faire trembler l’ordre établi que de répondre aux injonctions d’un ordre social fondé sur l’hégémonie du spectacle et l’appel constant à la dérision.

Si, comme nous le rappelle Arnaud Mercier, il ne faut pas sous-estimer « la capacité de sape de la dérision sociopolitique », sa portée subversive s’est toutefois amenuisée à mesure que la télévision et les médias d’information de manière plus générale ont acquis à partir des années 1980 une position dominante dans le champ du pouvoir. Banalisé et omniprésent, le rire médiatique constitue moins « l’envers joyeux et moqueur » de la vie publique qu’une modalité expressive dominante et une ressource utile au fonctionnement du capitalisme contemporain. La structuration de l’offre médiatique autour des jeux et du divertissement – programmes télévisés dédiés, talk-shows, émissions d’infotainment, chaînes de YouTubeurs, pranks… –  rend compte de la centralité du rire dans nos sociétés hyper-médiatisées et de sa fonction fédératrice, pour ne pas dire idéologique. Dans ces conditions, sa force de frappe et sa supposée irrévérence à l’égard des pouvoirs en place appellent à être interrogées. Il s’agit moins en effet de rire pour faire trembler l’ordre établi que de répondre aux injonctions d’un ordre social fondé sur l’hégémonie du spectacle et l’appel constant à la dérision.

Rire et pastiche : un autoportrait médiatique

L'équipe de « Groland »
L'équipe de « Groland » |

© Augustin Détienne/CANAL+

Notre environnement médiatique s’appuie donc sur un principe de « carnavalisation systématique et permanente » du monde qui, dès les années 1980, ouvre au pastiche de nouvelles perspectives et brosse une sorte d’auto-portrait de la télévision commerciale alors en plein essor. Les professionnels de l’audiovisuel et les humoristes investissent, à cœur joie, le registre de l’auto-parodie médiatique. Ainsi, au début des années 1990, le trio comique français Les Inconnus lance le programme « La Télé des Inconnus », diffusé sur Antenne 2, qui propose au public, à intervalles réguliers, une série de sketches parodiques inspirés des grands modèles de l’information télévisée et des multiples émissions de divertissement alors présents à l’antenne. Sur Canal +, le JTN (Journal Télévisé Nul), créé et animé par le groupe d’humoristes Les Nuls, fait les belles heures des émissions en clair de la chaîne. Le programme tourne en dérision le sérieux du Journal Télévisé, format canonique du « petit écran », et intègre également de nombreuses parodies publicitaires inspirées de modèles connus du grand public.

La notoriété acquise par ces humoristes emblématiques de la télévision des années 1980 et 1990 témoigne de la capacité du pastiche à irriguer la culture du rire et à rassembler autour de ses objets de larges audiences. Il consacre également le principe essentiel de l’autoréférentialité : la parodie porte moins sur le réel que sur le média lui-même, qui devient dès lors objet de dérision. C’est cette veine auto-parodique qui a fait le succès du programme Groland diffusé depuis 1992 sur Canal +. L’émission présentée par Jules-Édouard Moustic met en scène un univers fictif, la « Présipauté de Groland », qui constitue le double parodique et iconoclaste de la société française et dont les auteurs entreprennent, sur le mode satirique, la déconstruction généralisée. Destiné à susciter l’hilarité, le pastiche porte tout particulièrement sur l’énonciation télévisuelle et sur « le démontage comique des microformes, des langues et des idéologies qui imprègnent les médias »1.  La charge du rire repose précisément sur la capacité du pastiche grolandais à créer une ressemblance incongrue, parfois confondante, entre l’univers de la fiction et ses modèles bien connus des téléspectateurs. 

Pastiche et « médiacultures » : un plaisir d’initiés

Le collectif « Yes vous aime » : des acteurs du pastiche vidéo
Le collectif « Yes vous aime » : des acteurs du pastiche vidéo |

Studio Bagel / Groupe Canal +

La popularité du pastiche repose sur l’acculturation des publics au vaste réservoir d’objets, de représentations et de pratiques proposés par la télévision et, depuis une vingtaine d’années, par les médias numériques. Internet fourmille de dispositifs et de formes pastichantes qui perpétuent à une large échelle le culte – sinon la culture – de la dérision dans la vie publique. C’est notamment le cas de la série parodique Broute, créée en 2018 par l’humoriste Bertrand Usclat, qui pastiche le format et le traitement de l’information proposé par le média d’actualité en ligne Brut. La démarche s’inscrit dans la continuité des sites d’information parodique, comme Le Gorafi, créé en 2012 sur le modèle du journal satirique américain The Onion, qui s’inspire de l’énonciation des médias classiques pour diffuser, à des fins humoristiques, de fausses informations. La mécanique de l’imitation s’articule à un objectif de dérision. Il s’agit de faire rire, mais également d’interroger le fonctionnement et la valeur de l’information dans un environnement médiatique marqué par la circulation récurrente des fake news et le pouvoir de nuisance de sites conspirationnistes ou classés à l’extrême-droite. Le pastiche ne se contente pas d’imiter. Sous couvert de dérision, il tend également à une société dominée par les écrans le miroir de ses artifices et de ses faux-semblants.

Aussi sa pratique peut-elle désormais être pensée à la lumière des outils et des espaces d’expression numériques destinés non plus au cénacle restreint des professionnels des médias et de l’humour, mais à une vaste communauté d’internautes susceptibles de prendre part à un « gigantesque karaoké du rire ». Parmi les objets emblématiques des cultures digitales contemporaines, le mème rend compte de cette créativité collective et foisonnante. Mot-valise combinant « gène » et « mimesis », il désigne une production culturelle circulant abondamment sur Internet et fondée sur un principe de réplication et de variation. S’il peut avoir vocation à railler l’actualité sociale et politique, le mème incarne peut-être davantage pour les publics un plaisir d’initié caractéristique des subcultures numériques2.

Unes du Gorafi
Unes du Gorafi |

Le Gorafi

La prolifération de ces représentations dans la vie publique témoigne de l’ambivalence du rire et du registre parodique dans sa relation à l’ordre et aux normes dominantes. La dérision oppose à l’autorité des grands acteurs de la vie publique (institutions médiatiques, personnel politique…) le contre-pouvoir d’une incrédulité désacralisante, mais elle constitue paradoxalement une force vive de l’ordre qu’elle prétend dénoncer. D’une part, le rire se fait l’étendard idéologique d’une « société du spectacle » attachée à préserver son hégémonie : il incarne un relai efficace de la théâtrocratie télévisuelle et des expressions individuelles encouragées par les médias numériques. D’autre part, le registre dominant de la parodie tend à vider la dérision de sa portée contestataire. L’irrévérence affichée de programmes comme « Quotidien » ou « Groland » cherche moins à bouleverser l’ordre établi qu’à susciter la connivence et la reconnaissance du public. 

Ainsi le rire de désacralisation sert-il la consécration sociale et culturelle des programmes et des médias qui le mettent en scène.

Notes

  1. Jean-Didier Wagneur, « Les microformes médiatiques du rire », dans L’empire du rire. XIXe – XXIe siècle, Paris, CNRS Éditions, p. 813.
  2. Alain Vaillant, La Civilisation du rire, Paris, CNRS Éditions, 2016, p. 307.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Pastiches de presse, présentée à la BnF du 4 avril 2023 au 29 octobre 2023.

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