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Anthologie

Oberman dans le texte

Une sélection d'extraits pour plonger dans la profondeur existentielle d'Oberman de Senancour, publié en 1804 mais redécouvert en 1830. Cette méditation mélancolique inspirée par la contemplation de la nature préfigure les grands thèmes romantiques.

La permanence des monts

Étienne de Senancour, Oberman, lettre VII, 1804.
Oberman, qui signie « l'homme des hauteurs » est un jeune homme en proie à un profond désenchantement : à vingt ans, rongé par l'ennui, il quitte Paris pour la Suisse et découvre la « beauté sublime » des paysages de montagne. Il rend compte de ses méditations dans des lettres adressées à un ami.

Lettre VII, Saint-Maurice, 3 septembre, I

Je ne saurais vous donner une juste idée de ce monde nouveau, ni exprimer la permanence des monts dans une langue des plaines. Les heures m’y semblaient à la fois et plus tranquilles et plus fécondes, et, comme si le roulement des astres eût été ralenti dans le calme universel, je trouvais dans la lenteur et l’énergie de ma pensée une succession que rien ne précipitait et qui pourtant devançait son cours habituel. Quand je voulus estimer sa durée, je vis que le soleil ne l’avait pas suivie ; et je jugeai que le sentiment de l’existence est réellement plus pesant et plus stérile dans l’agitation des terres humaines. Je vis que, malgré la lenteur des mouvements apparents, c’est dans les montagnes, sur leurs cimes paisibles, que la pensée, moins pressée, est plus véritablement active. L’homme des vallées consume, sans en jouir, sa durée inquiète et irritable ; semblable à ces insectes toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et que d’autres, aussi faibles, mais plus tranquilles, laissent derrière eux dans leur marche directe et toujours soutenue.
La journée était ardente, l’horizon fumeux et les vallées vaporeuses. L’éclat des glaces remplissait l’atmosphère inférieure de leurs reflets lumineux ; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l’air que je respirais. À cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident de lumière ne troublait, ne divisait la vague et sombre profondeur des cieux. Leur couleur apparente n’était plus ce bleu pâle et éclairé, doux revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre habitée une enceinte visible où l’œil se repose et s’arrête. Là l’éther indiscernable laissait la vue se perdre dans l’immensité sans bornes ; au milieu de l’éclat du soleil et des glaciers, chercher d’autres mondes et d’autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits ; et par-dessus l’atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne.
Insensiblement des vapeurs s’élevèrent des glaciers et formèrent des nuages sous mes pieds. L’éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit les Alpes ; quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs ; des filets de neige éclatante, retenus dans les fentes de leurs aspérités, rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du mont Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile, sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes ; il s’éleva rapidement, il vint droit à moi ; c’était le puissant aigle des Alpes, ses ailes étaient humides et son œil farouche ; il cherchait une proie, mais à la vue d’un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété ; mais par des sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés dans le silence universel. Puis tout rentra dans un calme absolu ; comme si le son lui-même eût cessé d’être, et que la propriété des corps sonores eût été effacée de l’univers. Jamais le silence n’a été connu dans les vallées tumultueuses ; ce n’est que sur les cimes froides que règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue n’exprimera, que l’imagination n’atteindra pas. Sans les souvenirs apportés des plaines, l’homme ne pourrait croire qu’il soit hors de lui quelque mouvement dans la nature ; le cours des astres lui serait inexplicable ; et jusqu’aux variations des vapeurs, tout lui semblerait subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la succession des choses ; et les perpétuelles mutations de l’univers seraient à sa pensée un mystère impénétrable. 

Étienne de Senancour, Oberman : Paris, Cérioux, 1804.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Littérature
  • Romantisme
  • Roman épistolaire
  • Étienne de Senancour
  • Oberman
  • Lien permanent
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L'harmonie

Étienne de Senancour, Oberman, lettre LIX, 1804.
Dans le canton de Fribourg, Oberman organise un goûter champêtre composé de fraises cueillies dans les bois. Cet épisode est l’occasion d’une réflexion sur le plaisir et la jouissance.

Lettre LIX. Du Château de Chupru, 22 mai, VIII.

Pour moi, je me mis à rêver au lieu d’avoir du plaisir. Cependant il me faut peu de chose ; mais j’ai besoin que ce peu soit d’accord : les biens les plus séduisants ne sauraient m’attacher si j’y découvre de la discordance, et la plus faible jouissance que rien ne flétrit suffit à tous mes désirs. C’est ce qui me rend la simplicité nécessaire ; elle seule est harmonique. Aujourd’hui le site était trop beau. Notre salle pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème, notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c’était assez ; mais le torrent dans l’ombre, et les bruits éloignés de la montagne, c’était beaucoup trop : j’étais le seul qui entendît. 

Étienne de Senancour, Oberman : Paris, Cérioux, 1804.

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  • 19e siècle
  • Littérature
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