Découvrir, comprendre, créer, partager

Anthologie

Claudine à l'école

Premières lignes

Claudine à l’école, Colette, 1900

Je m'appelle Claudine, j'habite Montigny ; j'y suis née en 1884 ; probablement je n'y mourrai pas.
Mon Manuel de géographie départementale s'exprime ainsi :
« Montigny-en-Fresnois, jolie petite ville de 1950 habitants, construite en amphithéâtre sur la Thaize ; on y admire une tour sarrasine bien conservée… » Moi, ça ne me dit rien du tout, ces descriptions-là ! D'abord, il n'y a pas de Thaize ; je sais bien qu'elle est censée traverser des prés au-dessous du passage à niveau ; mais en aucune saison vous n'y trouveriez de quoi laver les pattes d'un moineau. Montigny construit "en amphithéâtre" ? Non, je ne le vois pas ainsi ; à ma manière, c'est des maisons qui dégringolent, depuis le haut de la colline jusqu'en bas de la vallée ; ça s'étage en escalier au-dessous d'un gros château, rebâti sous Louis XV et déjà plus délabré que la tour sarrasine, épaisse, basse, toute gainée de lierre, qui s'effrite par en haut, un petit peu chaque jour. C'est un village, et pas une ville ; les rues, grâce au ciel, ne sont pas pavées ; les averses y roulent en petits torrents, secs au bout de deux heures ; c'est un village, pas très joli même, et que pourtant j'adore. »

Colette, Claudine à l’école dans Œuvres. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 8. Première édition : 1900.

Mots-clés

  • 20e siècle
  • Littérature
  • Roman
  • Colette
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm03tbn1xrw3d

Les bois de Montigny

Claudine à l’école, Colette, 1900

Chers bois ! Je les connais tous ; je les ai battus si souvent. Il y a les bois-taillis, des arbustes qui vous agrippent méchamment la figure au passage, ceux-là sont pleins de soleil, de fraises, de muguet, et aussi de serpents. J'y ai tressailli de frayeurs suffocantes à voir glisser devant mes pieds ces atroces petits corps lisses et froids ; vingt fois je me suis arrêtée, haletante, en trouvant sous ma main, près de la « passe-rose », une couleuvre bien sage, roulée en colimaçon régulièrement, sa tête en dessus, ses petits yeux dorés me regardant; ce n'était pas dangereux, mais quelles terreurs !
Tant pis, je finis toujours par y retourner seule ou avec des camarades; plutôt seule, parce que ces petites grandes filles m'agacent, ça a peur de se déchirer aux ronces, ça a peur des petites bêtes, des chenilles veloutées et des araignées des bruyères, si jolies, rondes et roses comme des perles, ça crie, c'est fatigué - insupportables enfin.

Colette. Claudine à l’école dans Œuvres. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 9. Première édition : 1900.
 

Mots-clés

  • 20e siècle
  • Littérature
  • Roman
  • Colette
  • Claudine à l'école
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmc3nxjzz220

Portrait d’une camarade

Claudine à l’école, Colette, 1900

 

Et Marie Belhomme, bébête, mais si gaie ! raisonnable et sensée, à quinze ans, comme une enfant de huit ans peu avancée pour son âge, elle abonde en naïvetés colossales qui désarment notre méchanceté et nous l'aimons bien, et j'ai toujours dit force choses abominables devant elle, parce qu'elle s'en choque sincèrement, d'abord, pour rire de tout son cœur une minute après, en levant au plafond ses longues mains étroites — « ses mains de sage-femme », dit la grande Anaïs. Brune et mate, des yeux noirs longs et humides, Marie ressemble, avec son nez sans malice, à un joli lièvre peureux. Ces quatre-là et moi, nous formons cette année la pléiade enviée, désormais au-dessus des « grandes » nous aspirons au brevet élémentaire.
Le reste, à nos yeux, c'est la lie, c'est le vil peuple !
Je présenterai quelques autres camarades au cours de ce journal, car c'est décidément un journal, ou presque, que je vais commencer…

Colette. Claudine à l’école dans Œuvres. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 11. Première édition : 1900.
 

Mots-clés

  • 20e siècle
  • Littérature
  • Roman
  • Colette
  • Claudine à l'école
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmhwnwdxzbq4r

Épreuve de couture

Claudine à l’école, Colette, 1900

Leçon de couture, épreuve d'examen ; c'est-à-dire qu'on nous fait exécuter les échantillons de couture demandés à l'examen, en une heure. On nous distribue de petits carrés de toile, et Mlle Sergent écrit au tableau, de son écriture nette, pleine de petits traits en forme de massue :
« Boutonnière. - Dix centimètres de surjet. Initiale G au point de marque. Dix centimètres d'ourlet à points devant. » Je grogne devant cet énoncé, parce que la boutonnière, le surjet, je m'en tire encore, mais l'ourlet à points devant et l'initiale au point de marque, je ne les « perle » pas, comme le constate avec regret Mlle Aimée. Heureusement, je recours à un procédé ingénieux et simple : je donne des pastilles à la petite Luce qui coud divinement, et elle m'exécute un G mirifique, « Il se faut entraider. » (Justement nous avons commenté pas plus tard qu'hier cet aphorisme charitable.)

Colette. Claudine à l’école dans Œuvres. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 94 et 95. Première édition : 1900.
 

Mots-clés

  • 20e siècle
  • Littérature
  • Colette
  • Claudine à l'école
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm85xvd37ffw8

Au tableau !

Claudine à l’école, Colette, 1900

« Anaïs, au tableau. Lisez l'énoncé. »
C'est un problème assez compliqué, mais la grande Anaïs, qui a le don de l'arithmétique, se meut parmi les courriers, les aiguilles de montres, et les partages proportionnels avec une remarquable aisance. Aïe, c'est à mon tour.
« Claudine, au tableau. Extrayez la racine carrée de deux millions soixante-treize mille six cent vingt. »
Je professe une insurmontable horreur pour ces petites choses qu'il faut extraire. Et puis, Mlle Sergent n'étant pas là, je me décide brusquement à jouer un tour à mon ex-amie ; tu l'as voulu, lâcheuse ! Arborons l'étendard de la révolte ! Devant le tableau noir, je fais doucement : « Non », en secouant la tête.
« Comment, non ?
— Non ! Je ne veux pas extraire de racines aujourd'hui. Ça ne me dit pas.
— Claudine, vous devenez folle ?
— Je ne sais pas, Mademoiselle. Mais je sens que je tomberai malade si j'extrais cette racine, ou toute autre analogue.    — Voulez-vous une punition, Claudine ?
— Je veux bien n'importe quoi, mais pas de racines.
Ce n'est pas par désobéissance ; c'est parce que je ne peux pas extraire de racines. Je regrette beaucoup, je vous assure.»
La classe trépigne de joie ; Mlle Aimée s'impatiente et rage :
« Enfin m'obéirez-vous ? Je ferai mon rapport à Mlle Sergent et nous verrons.

Colette. Claudine à l’école dans Œuvres. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 84. Première édition : 1900.
 

Mots-clés

  • 20e siècle
  • Littérature
  • Roman
  • Colette
  • Claudine à l'école
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm0fbx83g6zp1

Le bain

Claudine à l’école, Colette, 1900

Le cabinet de toilette est sommairement meublé d'une grande table recouverte de zinc sur laquelle s'alignent huit cuvettes, huit savons, huit paires de serviettes, huit éponges, tous les objets pareils, le linge matriculé à l'encre indélébile. C'est proprement tenu.
Je demande :
« Est-ce que vous prenez des bains ?
— Oui, et c'est encore quelque chose de drôle, va !
Dans la buanderie neuve, on fait chauffer de l'eau plein une grande cuve à vendanges, grande comme une chambre. Nous nous déshabillons toutes et nous nous fourrons dedans pour nous savonner.
— Toutes nues ?
— Dame, comment ferait-on pour se savonner, sans ça ? Rose Raguenot ne voulait pas, bien sûr parce qu'elle est trop maigre. Si tu la voyais, ajoute Luce en baissant la voix, elle n'a presque rien sur les os, et c'est tout plat sur sa poitrine, comme un garçon ! Jousse, au contraire, c'est comme une nourrice, ils sont gros comme ça ! Et celle qui met un bonnet de nuit de vieille, tu sais, Poisson, elle est velue partout comme un ours, et elle a les cuisses bleues.
— Comment bleues ?
— Oui, bleues, comme quand il gèle et qu'on a la peau bleue de froid.
— Ça doit être engageant !
— Non, pour sûr ! Si j'étais garçon, ça ne me ferait pas grand-chose de me baigner avec elle !
— Mais elle, ça lui ferait peut-être plus d'effet, de se baigner avec un garçon ? »
Nous pouffons ; mais je bondis en entendant le pas et la voix de Mlle Sergent dans le corridor.

Colette. Claudine à l’école dans Œuvres. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 97. Première édition : 1900.
 

Mots-clés

  • 20e siècle
  • Littérature
  • Roman
  • Colette
  • Claudine à l'école
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmt8k4px0d19q

La bagarre

Claudine à l’école, Colette, 1900
 

« Toute en chemise, je me jette sur le lit, j'arrache les draps, je saisis la grande Anaïs par les deux pieds, et malgré les ongles silencieux dont elle s'accroche à mes épaules, je la tire en bas du lit, sur le dos, avec ses pattes toujours dans les mains, et j’appelle : « Marie, Luce, venez voir ! »
Une petite procession de chemises blanches accourt sur des pieds nus, et on s'effare : « Eh là, mon Dieu, es-tu folle, Claudine ? Eh là, séparez-les ! Appelez Mademoiselle ! » Anaïs ne crie pas, agite ses jambes et me jette des regards dévorants, acharnée à cacher ce que je montre en la traînant par terre : des cuisses jaunes, un derrière en poire. J'ai si envie de rire que j'ai peur de la lâcher. J'explique :
« Il y a que cette grande Anaïs que je tiens ne veut pas laisser la petite Luce coucher avec elle, qu'elle la pince, qu'elle lui met de l'eau dans ses chaussures, et que je veux la faire tenir tranquille. »

Colette. Claudine à l’école dans Œuvres. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 141. Première édition : 1900.
 

Mots-clés

  • 20e siècle
  • Littérature
  • Roman
  • Colette
  • Claudine à l'école
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmqh3kbpwdkxw