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Anthologie

Une vie dans le texte

Le rêve d'amour de Jeanne

Guy de Maupassant, Une vie, 1883
Tout juste sortie du couvent, la jeune Jeanne Le Perthuis des Vauds rêve à son futur époux qu’elle ne connaît pas encore.

Et elle se mit à rêver d’amour.
L’amour ! Il l’emplissait depuis deux années de l’anxiété croissante de son approche. Maintenant elle était libre d’aimer ; elle n’avait plus qu’à le rencontrer, lui !
Comment serait-il ? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait même pas. Il serait lui, voilà tout.
Elle savait seulement qu’elle l’adorerait de toute son âme et qu’il la chérirait de toute sa force. Ils se promèneraient par les soirs pareils à celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des étoiles. Ils iraient, les mains dans les mains, serrés l’un contre l’autre, entendant battre leurs cœurs, sentant la chaleur de leurs épaules, mêlant leur amour à la simplicité suave des nuits d’été, tellement unis qu’ils pénétreraient aisément, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu’à leurs plus secrètes pensées.
Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d’une affection indescriptible.
Et il lui sembla soudain qu’elle le sentait là, contre elle ; et brusquement un vague frisson de sensualité lui courut des pieds à la tête. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d’un mouvement inconscient, comme pour étreindre son rêve ; et, sur sa lèvre tendue vers l’inconnu, quelque chose passa qui la fit presque défaillir, comme si l’haleine du printemps lui eût donné un baiser d’amour.
Tout à coup, là-bas, derrière le château, sur la route, elle entendit marcher dans la nuit. Et dans un élan de son âme affolée, dans un transport de foi à l’impossible, aux hasards providentiels, aux pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort, elle pensa : « Si c’était lui ? » Elle écoutait anxieusement le pas rythmé du marcheur, sûre qu’il allait s’arrêter à la grille pour demander l’hospitalité.
Lorsqu’il fut passé, elle se sentit triste comme après une déception. Mais elle comprit l’exaltation de son espoir et sourit à sa démence.
Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant d’une rêverie plus raisonnable, cherchant à pénétrer l’avenir, échafaudant son existence.
Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait la mer. Elle aurait sans doute deux enfants, un fils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait courant sur l’herbe, entre le platane et le tilleul, tandis que le père et la mère les suivraient d’un œil ravi, en échangeant par-dessus leurs têtes des regards pleins de passion.
Et elle resta longtemps, longtemps, à rêvasser ainsi, tandis que la lune, achevant son voyage à travers le ciel, allait disparaître dans la mer. L’air devenait plus frais. Vers l’orient, l’horizon pâlissait. Un coq chanta dans la ferme de droite ; d’autres répondirent dans la ferme de gauche. Leurs voix enrouées semblaient venir de très loin à travers la cloison des poulaillers ; et dans l’immense voûte du ciel, blanchie insensiblement, les étoiles disparaissaient.

Guy de Maupassant, Œuvres complètes, vol. 5, Une vie, Louis Conard, Paris, 1908-1910, pp. 19-22.

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Le voyage de noces

Guy de Maupassant, Une vie, 1883
Après son mariage avec Julien de Lamare, Jeanne va passer son voyage de noces en Corse. C'est dans le val d’Ota qu’elle connaît le plaisir pour la première fois.

Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond de ce golfe, puis tournèrent à droite pour gravir le sombre val d’Ota.
Mais le sentier s’annonçait horrible. Julien proposa : « Si nous montions à pied ? » Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d’être seule avec lui après l’émotion de tout à l’heure.
Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ils allèrent à petits pas.
La montagne, fendue du haut en bas, s’entrouvrait. Le sentier s’enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre deux prodigieuses murailles ; et un gros torrent parcourt cette crevasse. L’air est glacé, le granit paraît noir et, tout là-haut, ce qu’on voit du ciel bleu étonne et engourdit.
Un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva les yeux ; un énorme oiseau s’envolait d’un trou : c’était un aigle. Ses ailes ouvertes semblaient chercher les deux parois du puits, et il monta jusqu’à l’azur où il disparut.
Plus loin, la fêlure du mont se dédouble ; le sentier grimpe entre les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne, légère et folle, allait la première, faisant rouler des cailloux sous ses pieds, intrépide, se penchant sur les abîmes. Il la suivait, un peu essoufflé, les yeux à terre par crainte du vertige.
Tout à coup le soleil les inonda ; ils crurent sortir de l’enfer. Ils avaient soif, une trace humide les guida, à travers un chaos de pierres, jusqu’à une source toute petite, canalisée dans un bâton creux pour l’usage des chevriers. Un tapis de mousse couvrait le sol alentour. Jeanne s’agenouilla pour boire ; et Julien en fit autant.

Guy de Maupassant, Œuvres complètes, vol. 5, Une vie, Louis Conard, Paris, 1908-1910, pp. 106-107.

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La mort de Julien

Guy de Maupassant, Une vie, 1883
Le Comte de Fourville découvre l’infidélité de son épouse qui le trompe avec Julien de Lamare. Fou de rage, il pousse dans le vide la cabane de berger, où se sont réfugiés les deux amants, sous les yeux de Jeanne, impuissante.

Le comte alors, redressé sur les genoux, colla son œil au bas de la porte, en regardant dedans.
Il ne bougeait plus ; il semblait attendre. Un temps assez long s’écoula ; et tout à coup il se releva, fangeux de la tête aux pieds. Avec un geste forcené il poussa le verrou qui fermait l’auvent au-dehors, et, saisissant les brancards, il se mit à secouer cette niche comme s’il eût voulu la briser en pièces. Puis soudain, il s’attela, pliant sa haute taille dans un effort désespéré, tirant comme un bœuf, et haletant ; et il entraîna, vers la pente rapide, la maison voyageuse et ceux qu’elle enfermait.
Ils criaient là-dedans, heurtant la cloison du poing, ne comprenant pas ce qui leur arrivait.
Lorsqu’il fut en haut de la descente, il lâcha la légère demeure qui se mit à rouler sur la côte inclinée.
Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujours plus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre de ses brancards.
Un vieux mendiant, blotti dans un fossé, la vit passer d’un élan sur sa tête ; et il entendit des cris affreux poussés dans le coffre de bois.
Tout à coup elle perdit une roue arrachée d’un heurt, s’abattit sur le flanc et se remit à dévaler comme une boule, comme une maison déracinée dégringolerait du sommet d’un mont. Puis, arrivant au rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe, et, tombant au fond, s’y creva comme un œuf.
Dès qu’elle se fut brisée sur le sol de pierre, le vieux mendiant, qui l’avait vue passer, descendit à petits pas à travers les ronces ; et, mû par une prudence de paysan, n’osant approcher du coffre éventré, il alla jusqu’à la ferme voisine annoncer l’accident.
On accourut ; on souleva les débris ; on aperçut deux corps. Ils étaient meurtris, broyés, saignants. L’homme avait le front ouvert et toute la face écrasée. La mâchoire de la femme pendait, détachée dans un choc ; et leurs membres cassés étaient mous comme s’il n’y avait plus d’os sous la chair.
On les reconnut cependant ; et on se mit à raisonner longuement sur les causes de ce malheur.

Guy de Maupassant, Œuvres complètes, vol. 5, Une vie, Louis Conard, Paris, 1908-1910, pp. 279-281.

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La fin du roman

Guy de Maupassant, Une vie, 1883
Ayant connu une vie pleine de déconvenues et de désillusions, Jeanne recueille, à la demande de son fils Paul, sa petite-fille, orpheline de mère. Le roman s’achève donc sur une note optimiste.

Vers trois heures elle fit atteler la carriole d’un voisin qui la conduisit à la gare de Beuzeville pour attendre sa servante.
Elle restait debout sur le quai, l’œil tendu sur la ligne droite des rails qui fuyaient en se rapprochant là-bas, au bout de l’horizon. De temps en temps elle regardait l’horloge. Encore dix minutes. Encore cinq minutes. Encore deux minutes. Voici l’heure. Rien n’apparaissait sur la voie lointaine. Puis tout à coup, elle aperçut une tache blanche, une fumée, puis au-dessous un point noir qui grandit, accourant à toute vitesse. La grosse machine enfin, ralentissant sa marche, passa, en ronflant, devant Jeanne qui guettait avidement les portières. Plusieurs s’ouvrirent ; des gens descendaient, des paysans en blouse, des fermières avec des paniers, des petits-bourgeois en chapeau mou. Enfin elle aperçut Rosalie qui portait en ses bras une sorte de paquet de linge.
Elle voulut aller vers elle, mais elle craignait de tomber tant ses jambes étaient devenues molles. Sa bonne, l’ayant vue, la rejoignit avec son air calme ordinaire ; et elle dit : « Bonjour, madame ; me v’là revenue, c’est pas sans peine. »
Jeanne balbutia : « Eh bien ? »
Rosalie répondit : « Eh bien, elle est morte, c’te nuit. Ils sont mariés, v’là la petite. » Et elle tendit l’enfant qu’on ne voyait point dans ses linges.
Jeanne la reçut machinalement et elles sortirent de la gare, puis montèrent dans la voiture.
Rosalie reprit : « M. Paul viendra dès l’enterrement fini. Demain à la même heure, faut croire. »
Jeanne murmura « Paul... » et n’ajouta rien.
Le soleil baissait vers l’horizon, inondant de clarté les plaines verdoyantes, tachées de place en place par l’or des colzas en fleur, et par le sang des coquelicots. Une quiétude infinie planait sur la terre tranquille où germaient les sèves. La carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciter son cheval.
Et Jeanne regardait droit devant elle en l’air, dans le ciel que coupait, comme des fusées, le vol cintré des hirondelles. Et soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes, pénétra sa chair ; c’était la chaleur du petit être qui dormait sur ses genoux.
Alors une émotion infinie l’envahit. Elle découvrit brusquement la figure de l’enfant qu’elle n’avait pas encore vue : la fille de son fils. Et comme la frêle créature, frappée par la lumière vive, ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit à l’embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblant de baisers.
Mais Rosalie, contente et bourrue, l’arrêta. « Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez ; vous allez la faire crier. »
Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. »

Guy de Maupassant, Œuvres complètes, vol. 5, Une vie, Louis Conard, Paris, 1908-1910, pp. 377-380.

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