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Candide ou l’Optimisme

Voltaire
Candide retrouve Cunégonde en Turquie
Candide retrouve Cunégonde en Turquie

Bibliothèque nationale de France

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C’est pour se distraire que Voltaire se lance dans le conte philosophique. Publié anonymement à Genève, Candide connaît un succès fulgurant : « Queste coglionerie se vendent mieux qu'un bon ouvrage. » Le roman d’apprentissage du jeune homme à la poursuite de sa chère Cunégonde, à travers une Europe dévastée, permet à Voltaire de donner libre cours à sa verve satirique. Sous l’apparence badine de l’utopie, le philosophe poursuit sa mission : lutter contre les abus de toute sorte, les superstitions, le fanatisme, les horreurs de la guerre... Au « meilleur des mondes possibles » proclamé par Pangloss, il oppose la conclusion de Candide, au terme de son initiation : « Il faut cultiver notre jardin ».
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La destruction de Lisbonne : ruines de la cathédrale Santa-Maria
La destruction de Lisbonne : ruines de la cathédrale Santa-Maria |

Bibliothèque nationale de France

Voltaire commence à rédiger Candide à Lausanne, en décembre 1757 et janvier 1758. Le plan général du conte est déjà bien arrêté dans son esprit. Tous les événements qui l’ont préoccupé pendant un an, du tremblement de terre de Lisbonne à la guerre en Europe et dans les colonies, figurent dans la trame du récit. C’est durant l’été 1758, lors de son séjour en Allemagne, à Schwetzingen, chez l’électeur palatin Charles-Théodore, que Voltaire fait mettre au net, par son secrétaire Jean-Louis Wagnière, les chapitres déjà rédigés qu’il lit à son hôte. L’écrivain reprend le conte en août et l’achève en octobre, alors qu’il s’est définitivement fixé aux Délices, près de Genève, en trois jours de travail acharné, selon l’anecdote rapportée par Perey et Maugras dans La Vie intime de Voltaire.

Le manuscrit que l’écrivain envoie à son ami le duc de La Vallière est une copie de la main de son secrétaire Wagnière qui porte des corrections autographes de Voltaire. Il offre plusieurs versions du chapitre parisien, trouvé faible, et l’épisode de l’esclave du Surinam en est absent. Ce n’est pas le dernier état du texte. Voltaire a encore retouché le conte avant de le livrer à ses imprimeurs de Genève, les frères Cramer. De concert avec eux, il donne à la publication de Candide, selon l’expression de René Pomeau, une « dimension européenne », envoyant des exemplaires à Paris et Amsterdam dès janvier 1759.

D’autres éditions sont tirées à Lyon, Avignon, Paris, Liège, Londres où deux traductions en anglais paraissent en même temps. Candide, publié sous pseudonyme et sans autorisation, est ainsi mis en vente de manière simultanée dans des villes très distantes les unes des autres, pour mieux dérouter les contrôles de la police. Malgré l’interdiction de l’ouvrage, prononcée dans plusieurs pays, le succès est total : rien que pour l’année 1759, on dénombre dix-sept éditions de Candide. En 1761, Voltaire donnera une édition légèrement modifiée, notamment au chapitre XXII.

La tradition du conte

Voltaire précise par le sous-titre de Candide sa référence générique : un « conte philosophique ». L’association des deux termes n’a rien d’évident au regard de la tradition littéraire associée au conte. En effet, le conte est d’abord défini comme le récit de faits réels puis, à partir du 13e siècle, comme le récit d’aventures imaginaires destinées à distraire. Au 16e siècle, il désignera des histoires invraisemblables ou mensongères. Il s’inspire d’une part de la tradition médiévale française qui fait la part belle aux fées, aux sorciers, aux enchanteurs qui animent notamment les contes bretons, et d’autre part des contes italiens issus des novas provençales. Boccace illustrera le genre ; Marguerite de Navarre le fera évoluer vers le roman historique et sentimental dans une visée morale.

Les Mille et Une Nuits
Les Mille et Une Nuits |

Bibliothèque nationale de France

Le conte de fées réactive le genre à la fin du 17e siècle sous l’influence de Perrault et de la traduction des contes des Mille et Une Nuits par Galland en 1702. Néanmoins, aux 17e et 18e siècles, le roman et la nouvelle s’imposent peu à peu au détriment du conte. Les histoires tragiques portées par les horreurs du temps occupent désormais le devant de la scène littéraire. Le roman sentimental laisse la priorité à la sensibilité. Le roman picaresque met en scène un picaro désargenté occupé à survivre et à raconter ses déconvenues pour en extraire une philosophie de l’existence. Le roman d’apprentissage insiste sur la notion d’exemplarité du parcours et du récit. Le roman parodique, dont le Roman comique de Scarron est un exemple (1651), récupère les épisodes habituels des romans pour les déconstruire.

Le mélange des genres dans Candide

Voltaire va s’inspirer de ces genres pour écrire Candide puisque se retrouvent, au détour des aventures, le thème de l’amour retardé entre Candide et Cunégonde –  un stéréotype du roman sentimental –, la figure du picaro que revêt le héros ou Cacambo aux prises avec une réalité hostile, tandis que, en toile de fond, les peuples se déchirent et les morts s’accumulent, conformément à la trame des histoires tragiques. De toutes ces influences, c’est sans doute celle du roman comique ou parodique qui se distingue le plus. Voltaire reprend, détourne et s’amuse avec les genres, récupère les motifs narratifs pour les pousser au bout de leur logique et conduire à une déconstruction qui concerne tout autant les genres littéraires qu’une société victime de ses incohérences. Idéologiquement, le roman et le conte, si enclins à l’imagination, sont bien éloignés des préoccupations de Voltaire, attaché à la rigueur du raisonnement philosophique, même s’il révèle très vite une disposition naturelle à la satire.

Un conte philosophique

Peu à peu, le projet s’affine et le conte devient pour Voltaire, par la distance fictionnelle qu’il instaure, le moyen d’inviter le lecteur à suivre ce dialogue et d’interroger le monde. Selon l’auteur, le conte prend ses distances avec la définition donnée par l’Encyclopédie en 1754 : « Un récit fabuleux, en prose ou en vers, dont le mérite principal consiste dans la variété et la vérité des peintures, la finesse et la plaisanterie, la vivacité et la convenance […] Son but est moins d’instruire que d’amuser. »

Le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin.

Voltaire, Candide ou l’Optimisme, chapitre XXX, 1759

Voltaire dans son jardin, à Ferney
Voltaire dans son jardin, à Ferney |

Bibliothèque nationale de France

Pour inciter à la réflexion sur le travail, Voltaire propose un récit biblique inversé : le conte commence dans un château et finit dans un jardin. Dans la Bible, le récit commence dans un jardin et finit dans une Jérusalem céleste construite comme un palais. Pour expier ce qui est considéré comme une faute, Adam devra travailler. Candide, lui, finira dans un jardin qu’il devra cultiver en pensant, comme Voltaire, que le travail fait la valeur de la vie humaine, que c’est une libération.

Voltaire questionne également les notions de bien et de mal : Candide se fait chasser du château par un coup de pied au cul pour avoir posé des questions sur le mal, comme Adam pour avoir voulu goûter au fruit de l’arbre de la connaissance. Qu’est-ce que le mal ? C’est la question fondamentale posée par l’œuvre, que le héros va creuser à travers un voyage où prolifère le mal physique : guerres, tremblements de terre et autres catastrophes. Après un bref séjour dans un Eldorado utopique qui le laisse sur sa faim, Candide entame un voyage de retour qui l’interpelle sur toutes les turpitudes de l’âme humaine, le mal moral : avidité, vices, passions, faiblesses des hommes.

Critiques et combats de l’auteur

Au-delà de la fiction et des outrances apparentes, Candide entretient des liens étroits avec l’actualité de l’époque : les références historiques, bien que détournées, sont fréquentes, et le texte laisse clairement transparaître les égarements du siècle et les indignations de l’auteur. L’esclave du Surinam, la situation des femmes, les combats meurtriers, l’Inquisition rapprochent paradoxalement le conte de la chronique, dans le sens historique du terme.

L’optimisme […], c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal.

Voltaire, Candide ou l’Optimisme, chapitre XIX, 1759

L’esclave du Surinam
L’esclave du Surinam |

Bibliothèque nationale de France

L’originalité de Voltaire réside dans le recours à l’ironie qui confère au conte une densité et une richesse d’interprétation participant pleinement à sa pérennité. L’ironie fait sortir Candide du contexte strictement littéraire par la critique sociale qui s’y inscrit : la fiction pour Voltaire est un chemin privilégié pour donner à voir la société dans ses goûts et ses usages. L’écrivain use des deux dimensions de l’ironie : concept philosophique et figure de style. Le texte est un défi lancé au lecteur qui est sans cesse interpellé, sollicité et dérangé. Le décalage de l’écriture par la satire, les formulations ou les images inattendues invitent à une mise en perspective du récit, et conduisent le lecteur à prendre ses distances. L’ironie opère comme une arme plus ou moins secrète qui permet de faire passer nombre de concepts : critique de la guerre, de la religion mal comprise, des philosophies qui s’égarent, du colonialisme, interrogation sur le mal.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

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