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Le style de Colette

Colette écrivant
Colette écrivant

© Walter Limot / Musée Carnavalet / Roger-Viollet

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« Génie du style », « magicienne » de la langue : les contemporains de Colette ont salué la qualité de son écriture, tout en considérant que celle-ci échappait à l’analyse littéraire. Mais le style, défini par Vladimir Nabokov comme « la manière d’un auteur, sa manière particulière, qui le distingue de tout autre auteur », est un élément essentiel à la compréhension des particularités d’une œuvre et de sa réception. Alors, qu’est-ce qui fait la singularité du style de Colette, et en quoi explique-t-il son statut d’écrivaine à la fois populaire et classique de la littérature ?

Un style classique et populaire

Une « bonne façon d’écrire »

Le style littéraire n’est pas un sujet de réflexion à part entière de Colette dans ses écrits ; elle se place en « gratte-papier » qui se refuse à entrer dans des considérations théoriques. Sa vision de la « bonne façon d’écrire » apparaît néanmoins dans sa correspondance, surtout lorsqu’elle s’adresse à d’autres écrivains : se manifestent alors une aspiration à la sobriété, une volonté de se « dépouiller des guirlandes », une crainte de « tirer à la ligne ». La tendance à faire au plus court va de pair avec une attention méticuleuse portée au choix des mots, qui explique le dépit ressenti face à une erreur de transcription d’un de ses textes : « ils m’ont mis des "yeux purs" à la place des "yeux pers". On s’est suicidé pour moins que ça ». Lorsque Colette formule des recommandations à une amie écrivaine (« ne crois pas au "mot rare" », « veille à tes points de suspension »), on pourrait croire qu’elle se les destine également : elle signale des écueils qui peuvent aussi être les siens, notamment le goût du mot rare que certains jugent artificiel et pédant.

Te voilà bien fière parce ce que tu nous as collé dans ton dernier bouquin le mot “anatife” pour nous épater.

Lucie Delarue-Mardrus, correspondance avec Colette

Si son écriture connaît, au cours de cinquante ans de carrière, des modulations, ce qui frappe dès le début la critique est une certaine simplicité, une apparence de spontanéité et de naturel, qui lui permettent de plaire au grand public tout en étant rapidement considérée comme une écrivaine « classique ».

Manuscrits de Claudine s'en va
Manuscrits de Claudine s'en va |

Bibliothèque nationale de France

Un style entraînant et exigeant

« Progéniture », un article de Colette pour Le Figaro
« Progéniture », un article de Colette pour Le Figaro |

Bibliothèque nationale de France

Mais pour retenir l’attention du grand public, encore faut-il éveiller et entretenir sa curiosité. Comment donner envie au lecteur de s’intéresser à une réforme concernant la prise en charge des nourrissons ? Colette le prend par surprise grâce à une entrée en matière… piquante. Voici l’amorce de cet article « Progéniture »  écrit pour Le Figaro : « En Allemagne, un boucher les tue, les sale et les mange ». C’est l’une des grandes leçons du journalisme, que le troisième mari de Colette, Maurice Goudeket, considère comme « excellente école pour l’écrivain ». Le journaliste doit capter l’attention du lecteur pressé et, pour cela, « frapper son esprit, courir à l’essentiel, ne pas diluer son récit ». Les incipit de Colette cherchent à accrocher le lecteur par un démarrage vivant qui campe d’emblée l’univers narratif, ou par une réflexion intrigante : « C’est folie de croire que les périodes vides d’amour sont les "blancs" d’une existence de femme » (Bella-Vista). Ses récits répondent à une exigence de dynamisme, en partie grâce à des dialogues denses et vivants. Si le lecteur peut se contenter d’être entraîné par le flux de la narration, il gagne à être partie prenante de sa lecture : l’écriture de Colette, du fait de sa densité et du non-dit qui y règne, est sous-tendue par un implicite qui exige du lecteur une attitude active, à la fois interprétative et sensible.

La poésie et la musique des sens

Colette touche le lecteur par la précision et le pouvoir suggestif de descriptions sensorielles voire synesthésiques, c’est-à- dire qu’elles convoquent tous les sens et les mettent en relation les uns avec les autres. Son style s’inscrit en cela dans une tendance d’époque que le critique Julien Benda a fustigée sous le nom de « sensualisme ». Certains de ses procédés caractéristiques, comme le vocabulaire parfois technique de la botanique et de la faune, les verbes revivifiés par un emploi inhabituel ou imagé (« La dernière syllabe du mot trébucha dans un pli d’obscurité », L’Enfant malade), témoignent d’une volonté de renouveler les ressources du langage afin de nommer le monde de manière précise et vivante. Bien qu’elle ait souvent été assimilée à une poétesse, Colette n’a elle-même revendiqué qu’une « prose méticuleuse ». Elle a, en revanche, mentionné sa vocation manquée de pianiste. Son talent de musicienne semble s’être transposé dans son écriture, où les sonorités et le rythme jouent un rôle essentiel et saisissent le lecteur : « sa prose garde une palpitation, un chant, comparables aux mélodies tenaces que nous accordons involontairement, tout bas, aux battements de notre cœur » (Valère Gille).

Ces quelques caractéristiques de l’écriture de Colette expliquent que son œuvre ait été favorablement reçue à la fois par le grand public et par le milieu littéraire. Mais laisser une empreinte durable dans l’histoire de la littérature implique de s’être distinguée par une écriture singulière et novatrice, rendant compte d’une vision du monde originale : c’est là qu’intervient la « patte » de Colette.

La « patte » de Colette : singularité et originalité

Une écrivaine à plusieurs manières

Parce que Colette s’est essayée à de multiples supports d’écriture (roman, nouvelle, chronique, reportage, théâtre, cinéma, publicité), elle a appris à moduler son style afin de répondre aux exigences de ces différents formats. Son écriture se prête particulièrement à ce type d’exercice, car elle est travaillée par des tendances contradictoires. Tout au long de sa carrière s’affrontent notamment les tentations du lyrisme et de l’anti-lyrisme. La coexistence de ces deux manières d’écrire est remarquée par ses contemporains, qui distinguent un « style vif, précis, dépouillé », et un style « essentiellement poétique, lyrique » (Yves Gandon), une prose « si volontiers sèche, aiguë, discrète dans l’émotion et ironique dans la bienveillance » face à l’existence humaine, mais qui aborde la nature comme « la source inépuisable du lyrisme » (Thierry Maulnier). C’est là l’une des originalités de Colette : avoir déplacé l’objet du lyrisme, l’avoir détaché de l’évocation des rapports humains, y compris amoureux. Ainsi, dans La Vagabonde, « pas d’exaltation romantique. Ni de pleurs. Ni d’attendrissements lyriques » (Jean Larnac), mais une expression des sentiments dénuée de pathos.

Une écriture féminine ?

La retenue dont elle fait preuve dans l’évocation du psychisme et des émotions peut expliquer qu’elle n’ait pas été enfermée dans la catégorie, très discutable mais prise au sérieux par ses contemporains, de la « littérature féminine ». Là où les femmes sont accusées d’une incapacité à mettre à distance leurs affects et à porter un regard détaché sur le monde, Colette s’efforce de brider l’émotion et se démarque par « une faculté de s’amuser, une ironie qui se déclenche au passage d’une situation burlesque, une joie certaine devant les ridicules : en somme de l’humour », humour qui lui assure « une grande originalité dans la littérature féminine » (Robert Sigl). S’il y a quelque chose de féminin dans son style, c’est le point de vue depuis lequel elle conduit ses récits, ce qui n’a pas échappé à un de ses plus récents biographes : « Colette est la première romancière à se placer, dans son récit, d’un point de vue strictement féminin – la femme devenant alors sujet et l’homme, par conséquence directe, objet », au sens d’objet du regard (Gérard Bonal). Colette, initiatrice du female gaze dans la littérature ?

C’est vous-même qui êtes incarnée dans votre style 

Valère Gille, Discours de réception de Colette à l’Académie royale de Belgique, 1936

Dans son Introduction à Colette, Thierry Maulnier affirme qu’« il n’y a rien, dans un écrivain, que son langage » : le style est l’avatar littéraire de l’écrivaine, par lequel elle s’introduit dans son œuvre. 

Colette par Jean Cocteau
Colette par Jean Cocteau |

Bibliothèque nationale de France

Et réciproquement, le style écrit de Colette trouve son incarnation et son extension dans une voix, une graphie, une apparence qu’une abondance de photographies, quelques films et des émissions de radio ont rendues durablement visibles, audibles. Ce qui donnerait son unité à son style, au sens large de « manière personnelle d’agir, de se conduire dans la vie », serait une certaine idée de rondeur, rejoignant ce que Colette a qualifié d’ « instinctif penchant qui se plaît à la courbe, à la sphère et au cercle » (Discours de réception à l’Académie royale de langue et de littérature françaises) : graphie arrondie, formes pleines du corps, roulement des r, impression d’harmonie, de simplicité et de naturel dégagée par une part importante de son œuvre. Mais tout n’est pas que rondeur et harmonie chez cette écrivaine, qui cultive un art de la pointe et porte un regard lucide sur les rugosités du monde. À l’occasion d’un hommage posthume, son ami Jean Cocteau le rappelait : « sa patte de velours sortait vite ses griffes ».

Madame Colette aimait la belle cuisine et son style le prouve. Le style de Madame Colette est capiteux. Il économise le sel, évite la graisse, use de poivre, d’ail, d’herbes diverses, et ne craint pas de faire mordre à même un de ces petits piments rouges, un de ces petits bonnets de gnome, qui emportent la bouche. 

Jean Cocteau, Discours de réception à l'Académie royale de langue et de littérature françaises, 1955
Signature de Colette
Signature de Colette

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Les Mondes de Colette, présentée à la BnF du 23 septembre 2025 au 18 janvier 2026.

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