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Colette et le music-hall

La vagabonde des scènes
Colette et le music-hall
Colette et le music-hall
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Il paraît difficile d’évoquer la carrière de Colette sans revenir sur ses années de music-hall. Alors que son contemporain, Marcel Proust, se rend au café-concert pour écouter les tours de chant, alors que d’autres écrivains fréquentent les salles de music-hall pour se distraire, Colette franchit le quatrième mur pour se mettre en scène, devant le public et dans ses écrits. Loin d’être anecdotique, cette expérience est décisive dans sa trajectoire d’écrivaine car elle devient la matière de plusieurs textes autour de 1905-1912, à une époque où Colette publie par elle-même.

Une entrée en scène surprenante

Sous les ombrages d’un jardin à Neuilly, en 1905, Colette joue une pantomime, Dialogue au soleil couchant, devant un cercle restreint d’amis et de connaissances de Natalie Clifford-Barney, riche Américaine et amie de l’écrivaine. Il semble que ce spectacle privé soit l’occasion de se familiariser avec le public, et avec l’exercice qu’elle se choisit : la pantomime. Prenant des leçons avec Georges Wague, qui passe pour le réformateur de la pantomime en France, Colette est bientôt prête à monter sur les planches.

Colette fait la Une de La Revue théâtrale
Colette fait la Une de La Revue théâtrale |

Bibliothèque nationale de France

Sa rencontre officielle avec le music-hall a lieu en 1906. À cette époque, son incursion dans le monde du spectacle est concomitante de bouleversements intimes et sentimentaux. Alors mariée au journaliste Willy, Colette s’en sépare avant de rejoindre sa nouvelle compagne, Mathilde de Morny, aristocrate fortunée avec laquelle elle partage désormais sa vie. Sur le plan littéraire, après la notoriété offerte par le succès tapageur des Claudine, elle est seule signataire d’un mince recueil, Dialogues de bêtes. Si le titre montre amplement un goût certain pour le théâtre, il révèle aussi un besoin criant d’argent et une envie immodérée d’exister autrement. La scène conjugue ces trois motivations.

Sa première représentation Le Désir, la Chimère et l’Amour lui offre son premier rôle : celui d’un faune – petite divinité champêtre au corps velu, aux oreilles pointues et aux pieds de bouc. Ses sauts et sa danse constituent un numéro attrayant, qu’elle prolonge, cette même année, dans Pan puis La Romanichelle. Au fil des spectacles, Colette éprouve librement son corps grâce à la danse, mais également grâce aux costumes qui la présentent en scène plus dénudée que d’autres actrices de l’époque. Mais le music-hall n’est pas simplement une expérience libératrice. Il constitue un terrain où l’identité est sans cesse métamorphosée.

Affiche pour la revue du théâtre Marigny
Affiche pour la revue du théâtre Marigny |

Bibliothèque nationale de France

Métamorphoses

Ces années sont riches de plusieurs rôles qui alternent ou se succèdent, faisant du music-hall un espace où repenser indéfiniment son identité. Depuis le faune jusqu’à son rôle de chatte dans La Chatte amoureuse (1912), elle joue également une momie endormie dans Rêve d’Égypte et l’infidèle Yulka dans La Chair (1907) ; elle incarne également une danseuse en jupon dans Aux Bat. d’Af. (1910), l’étrange visiteuse qui tourmente un foyer paisible dans L’Oiseau de nuit (1911). Cette dispersion identitaire est unifiée par un fil rouge qui relie chaque expérience scénique : le choix de la pantomime.

Plats de reliure du manuscrit autographe de L'Envers du music-hall
Plats de reliure du manuscrit autographe de L'Envers du music-hall

Alors que Colette conquiert les salles de music-hall, ces dernières sont de plus en plus nombreuses dans la capitale et au sein des villes françaises et européennes. Ce phénomène d’expansion des lieux de divertissement fait que le music-hall séduit un large public qui vient s’égayer de tours de chant, de sketchs divers, de numéros d’acrobatie… et de pantomimes. Ce type de spectacle dans lequel se produit Colette prend place dans un ensemble plus large au sein duquel il dénote. En effet, la pantomime est sans conteste la performance la plus dramatique du music-hall : les mimes incarnent par des gestes une intrigue, des paroles, des sentiments. L’action et la pensée sont alors traduites par le corps – qui fait souvent l’objet de commentaires divers de la part d’un public en grande majorité masculin et chahuteur.

L’importance du corps est décisive car Colette bâtit son succès scénique à partir de lui – un véritable succès si l’on se fie à ses innombrables tournées en France et à l’étranger. Ce triomphe de Colette au music-hall est essentiellement dû à La Chair. Dans cette pantomime, une querelle physique force son personnage Yulka à dévoiler un sein. Provocation ? Il semble que le geste, aussi osé soit-il, réponde surtout aux préoccupations esthétiques de l’écrivaine.

De l’incarnation à l’écriture

L’exhibition d’un corps silencieux, l’incarnation de soi-même dans d’autres figures est le point de départ et d’aboutissement de son écriture. Certains articles des Vrilles de la vigne (1908) conduisent au grand roman sur le music-hall, La Vagabonde (1910). Colette s’y met en scène sous les traits de Renée Néré que l’on rencontre au seuil du livre, fardée, ponctuelle, prête à entrer en scène : « Dix heures et demie… Encore une fois, je suis prête trop tôt. Mon camarade Brague, qui aida mes débuts dans la pantomime, me le reproche souvent en termes imagés… » (Pléiade, t. I, p. 1067)

Sous le masque de la fiction, Colette ne réfléchit pas seulement à son « image » de pantomime qui s’incarne, dans cette page fameuse, en une « conseillère maquillée » habituée à s’entretenir avec son double narratrice ; elle révèle également les conditions matérielles de la vie d’artiste de music-hall. 

Colette intègre donc le music-hall dans la littérature, pour en révéler l’essence cachée, ce qu’elle nomme « l’envers ». En une suite de tableaux réalistes, L’Envers du music-hall (1913) éclaire le monde du spectacle, la vie des artistes, leur condition misérable et leur labeur inlassable. Avant Les Vies minuscules de Pierre Michon, Colette s’attarde sur les vies chaotiques du music-hall, ceux qu’elle nomme les « gagne-petit ».

Couverture d'une édition illustrée de L'Envers du music-hall
Couverture d'une édition illustrée de L'Envers du music-hall |

Bibliothèque nationale de France

Gravure pour une édition illustrée de L'Envers du music-hall
Gravure pour une édition illustrée de L'Envers du music-hall |

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Cette peinture aux accents sociologiques, sombre en apparence, possède un envers plus resplendissant. Le labeur artistique dévoile une croyance indéfectible dans l’art que chacun exerce et préserve à sa manière. C’est pourquoi, Colette le désigne par une périphrase, le « couvent moderne ». Loin des rancœurs sourdes qui envahissent les coulisses de théâtre, les artistes trouvent au music-hall refuge et sollicitude, un espace bienveillant où exprimer leur art. L’art silencieux de Colette préfigure donc celui de la romancière, soucieuse de camper des personnages, de croquer des physionomies et de révéler le pouvoir expressif et signifiant du corps humain. De la scène du music-hall à la page blanche de l’écrivaine, la pantomime poursuit le même dessein que l’écriture : il s’agit pour Colette de se réaliser et d’incarner le monde.

Jusqu’en 1913, Colette continue le mime. Les feux de la Belle Époque coïncidant avec l’arrivée de la première guerre mondiale, les salles de théâtre sont réquisitionnées, les spectacles arrêtés et Colette est appelée sur d’autres fronts… Mais son aventure théâtrale se poursuit au-delà de cette limite. En la franchissant, on s’aperçoit que le music-hall conserve toujours sa double valeur, esthétique et éthique, comme dans cette chronique de 1936 où l’écrivaine renoue avec son passé de mime au théâtre de l’A.B.C. : « Qu’il fait doux, qu’il fait amical, loin de l’esprit de rivalité, aigre levain qui trouble l’atmosphère du théâtre ! Music-hall – solitude et fraternité. » Le temps retrouvé ravive les premières joies du spectacle, et le music-hall de Colette retrouve son éclat d’antan.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Les Mondes de Colette, présentée à la BnF du 23 septembre 2025 au 18 janvier 2026.

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