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Le Gray, chimiste et inventeur

Unir la science à l’art
N° 19 - Grande lame Méditerranée
N° 19 - Grande lame Méditerranée

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
De l’avis de tous les contemporains de Le Gray, chez lui, l’artiste se double d’un savant. Homme de laboratoire et d’expérimentations, il accorde une importance primordiale aux manipulations complexes qui sont le lot des photographes de la période primitive.

L’histoire des débuts de la photographie est aussi et surtout celle de ses progrès techniques. Niépce, Daguerre, Poitevin, Niépce de Saint-Victor, Blanquart-Évrard et, dans une moindre mesure, Talbot et Bayard sont avant tout des inventeurs. Les études actuelles, autant que les prédilections des collectionneurs, tendent à séparer la technique et l’esthétique, créant une frontière artificielle entre l’œuvre et son processus d’élaboration. La lecture des revues de photographie et des comptes rendus d’exposition des années 1850 montre assez combien cette partition peut être anachronique.

François Arago
François Arago |

Bibliothèque nationale de France

Les recherches de Le Gray se déroulent surtout entre 1845 et 1854. Cette féconde décennie de sa jeunesse est celle de la plus grande effervescence photographique en France et en Angleterre, portée par un courant d’intérêt unanime. Les plus grands savants, François Arago, Edmond Becquerel, Antoine Balard, Sir John Herschel, Victor Regnault, se penchent sur les travaux des photographes, les encouragent et les guident. Les réunions de la Société héliographique puis de la Société française de photographie sont le foyer d’une passion partagée.
Entre 1850 et 1854, Le Gray publie quatre manuels, résumés de ses recherches et de ses expériences qui sont des références pour tous les photographes du temps.

Les procédés sur papier

Les recherches de Le Gray aboutissent à deux inventions essentielles dans l’histoire des techniques photographiques : le négatif sur verre au collodion en 1850 (une polémique existe entre lui et l’Anglais Scott Archer sur la primauté de cette découverte qui doit en fait à chacun d’eux) et le négatif sur papier ciré sec en 1851.

Le choix du verre

S’il abandonne presque totalement le papier pour le verre durant la période de son atelier du boulevard des Capucines, c’est en partie une concession aux impératifs commerciaux dictés par la mode et par la nécessaire rapidité d’exécution. Mais, à l’opposé de la banalité où le collodion faisait sombrer beaucoup de photographes autour de lui, l’œuvre réalisée par Le Gray entre 1856 et 1859 en tire parti pour aborder des sujets nouveaux, aux éclairages complexes, et qui se prêtent beaucoup mieux au négatif sur verre, plus rapide, plus sensible, plus clair que le calotype.

Étude de tronc. Fontainebleau.
Étude de tronc. Fontainebleau. |

© New York, collection Suzanne Winsberg

Les vues du camp de Châlons auraient été plus difficiles et plus hasardeuses sur papier ciré sec. Celles de la forêt de Fontainebleau, en changeant de support, changent de cadrage : le verre ne permettant pas le sacrifice nécessaire de détails trop envahissants, Le Gray s’essaie aux plans rapprochés, comme l’étude géométrique de trois troncs d’arbre, voire au gros plan sur le pied d’un hêtre monumental, la mise au point laissant dans un flou lumineux les alentours. Quant aux marines, elles sont l’exemple parfait de la technique du collodion mise au service de l’esthétique. En 1857, à l’exposition de la Société française de photographie, Le Gray présente même simultanément, du Brick au clair de lune, un tirage sur papier albuminé et une épreuve positive sur verre, pure démonstration de virtuosité.

La combinaison des négatifs   

Mais la marque personnelle que Le Gray imprime au collodion est la combinaison des négatifs. En effet, dans les vues extérieures, les contraintes du temps de pose imposaient en général de sacrifier le ciel, constamment surexposé ; le résultat était d’un gris terne, comme plombé. On repeignait donc le ciel en noir sur le négatif afin d’obtenir un blanc propre au tirage ; au mieux, on ajoutait également au négatif quelques nuages peints. Grâce à des temps de pose toujours plus courts, Le Gray parvient dans certains clichés à photographier simultanément de manière satisfaisante le ciel et la terre (ou la mer). Mais il innove surtout en tirant successivement sur une même épreuve les parties complémentaires de deux négatifs : le paysage (ou la mer) et un ciel de son choix, lumineux et animé de nuages, qu’il a photographié par ailleurs.

Étude de nuages, clair-obscur
Étude de nuages, clair-obscur |

Bibliothèque nationale de France

Marine, bateau quittant le port
Marine, bateau quittant le port |

© Paris, collection Thérond

Mieux encore, adaptant jusqu’au bout la technique au sujet, Le Gray tire des paysages d’après négatif sur papier en leur superposant des ciels moutonnants issus de négatifs sur verre, plus sensibles. Son goût de l’expérimentation, acrobatique dans ce cas, ne contredit pas les exigences du commerce : les marines et paysages de Le Gray se vendent bien.

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© Bibliothèque nationale de France

L'art du tirage par Gustave Le Gray

Un but toujours esthétique

Manupulation photographique
Manupulation photographique |

Bibliothèque nationale de France

Mais la clé de voûte, le but final de ces recherches est de fournir des épreuves de grande qualité esthétique et artistique. Jamais Le Gray ne présente un nouveau procédé, un tour de main ingénieux sans en déduire l’effet sur la beauté des images. Le souci d’obtenir des tons riches et variés, de la profondeur dans les demi-teintes, l’adéquation de certains procédés au rendu de certains sujets, toutes ces préoccupations esthétiques reviennent comme des leitmotivs dans ses écrits. La variété lexicale qu’il déploie pour décrire les couleurs obtenues est celle du peintre : la photographie du 19e siècle que l’on imagine souvent noir et blanc ou encore « sépia » peut en effet, grâce à la subtilité des manipulations chimiques, prendre des couleurs extrêmement variées. Le savant et l’artiste ne firent pas toujours bon ménage, guère plus que l’artiste et le commerçant. Le laboratoire de chimie puis l’atelier de portraits retinrent Le Gray au détriment de son œuvre, et le photographe se révéla assez peu doué pour faire de l’argent.

La virtuosité de Le Gray n’alla pas sans agacer certains de ses émules : si La Lumière et le Bulletin de la Société française de photographie lui sont tout acquis, les revues de vulgarisation scientifique Le Cosmos et Le Propagateur sont beaucoup moins amènes. Il y est accusé de ne publier que des formules inapplicables pour mieux garder le secret de ses tours de main, de décrire ses opérations en termes trop désinvoltes, trop peu scientifiques, et d’obliger ainsi les amateurs à lui payer des leçons. C’est le reflet d’une rivalité plus générale entre La Lumière, qui envisage volontiers la photographie dans ses rapports avec les beaux-arts, et Le Cosmos qui la tire toujours du côté du progrès scientifique. Le Gray est l’incarnation du photographe « artiste » honoré par les uns et tourné en dérision par les autres. Ces escarmouches se développèrent de 1852 à 1854.

Modèle nu allongé de dos sur le sol d’un atelier
Modèle nu allongé de dos sur le sol d’un atelier |

© Paris, Société française de photographie

Pourtant, la rareté de ses clichés, jointe à la splendeur des tirages – doués par leur chimie d’une qualité peu commune de conservation –, est ce qui les a rendus, aujourd’hui, d’autant plus recherchés. Que Le Gray ait parié sur la postérité qui consacre les maîtres, ou qu’il ait seulement suivi la pente qui le portait à faire toujours mieux, c’est à la fin du 20e siècle que son culte intransigeant de la perfection a porté ses fruits.

Provenance

Cet article a été publié dans le cadre de l’exposition “Gustave Le Gray, photographe (1820-1884)” présentée à la BnF en 2002.

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