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Des individualités, un groupe : histoire et esthétique des Nabis

Le Talisman, l’Aven au Bois d’Amour
Le Talisman, l’Aven au Bois d’Amour

© Musée d'Orsay, Dist. GrandPalaisRmn / Patrice Schmidt

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Unis par une solide amitié plutôt que par un programme commun bien défini, les peintres nabis se sont distingués par leur esthétique plurielle, caractéristique de la richesse de la nébuleuse symboliste. Pour appréhender leur histoire, il convient de mettre à distance ce surnom de « nabis », réservé à l’espace privé, qui servira à baptiser ce groupe mouvant d’artistes épris d’individualisme au 20e siècle.

Une confrérie

L’Académie Julian
L’Académie Julian |

Bibliothèque nationale de France 

Les peintres nabis ont constitué un cénacle lié à bien d’autres peintres. Certains d’entre eux se forment d’abord à l’École nationale et spéciale des Beaux-Arts sans se connaître. Pierre Bonnard, Édouard Vuillard, Maurice Denis et Ker-Xavier Roussel y sont admis dans les années 1886-1887. Ils sont également quelques-uns à suivre des cours à l’Académie Julian, école d’art fondée en 1866 où enseignent des peintres reconnus. C’est là que Denis, Bonnard, Paul-Élie Ranson, Paul Sérusier et Henri-Gabriel Ibels se lient étroitement à partir des années 1888-1889. Ils sont en commun la volonté de se libérer des entraves de l’enseignement classique et de renouer avec un art spiritualiste, nourri d’idéal, de références ésotériques et de littérature.
En 1890, ils rencontrent Roussel et Vuillard, qui forment avec Bonnard un petit groupe moins marqué par le mysticisme que les autres. L’année suivante, les artistes de ce cercle se rapprochent du Néerlandais Jan Verkade et du Danois Mogens Ballin. Ce petit groupe s’agrandit encore en 1892 lorsque de nouveaux liens sont noués avec Georges Lacombe, le Hongrois József Rippl-Rónai, Aristide Maillol et Félix Vallotton. Ces artistes ne veulent pas créer une école, notion contraire à leur aspiration à l’individualisme, mais ils sont unis par leur ambition d’inventer un art nouveau, loin du passéisme de l’orthodoxie classique et de l’art plus imitatif des naturalistes. À cet effet, ils trouvent leurs maîtres dans l’avant-garde qui bouscule les normes artistiques à l’aube des années 1890.

Valloton, Ranson, Luce, Sérusier, Bonnard et la petite Annette Roussel
Valloton, Ranson, Luce, Sérusier, Bonnard et la petite Annette Roussel |

Bibliothèque nationale de France

Selon un récit initié par Maurice Denis, le petit groupe de l’Académie Julian aurait eu une révélation à la vue d’une esquisse peinte par Sérusier à Pont-Aven sous la dictée de Paul Gauguin à l’automne 1888. Perçue comme une icône, ce petit tableau recevra le nom de Talisman. Resté longtemps confidentiel, il ne sera guère connu avant le 20siècle lorsque Denis en révèlera l’existence en 1903, bien avant qu’il ne soit exposé pour la première fois en 1945. Les jeunes artistes découvrent surtout la peinture de Gauguin au printemps 1889 lors de l’exposition du « Groupe impressionniste et synthétiste » au Café des Arts de Volpini, puis dans les années suivantes.

Comme en atteste leur correspondance, le cercle se constitue autour d’idées et de rites communs tel le surnom de « Nabi », qui signifie « prophète » en hébreu. À la fois sérieux et humoristique, celui-ci témoigne de l’idéal de ces jeunes peintres qui forment une sorte de confrérie et se voient comme « les prophètes d’une nouvelle école d’art ». Tous n’en sont pas affublés car le surnom n’est pas appliqué à Roussel. Il caractérise l’individualité de chaque peintre, Bonnard étant dit « le Nabi très japonard », Maurice Denis, « le Nabi aux belles icônes », Sérusier, le « Nabi à la barbe rutilante » ou Ranson, le « Nabi plus japonard que le Nabi japonard ».

Dans l’espace public, les Nabis sont plutôt considérés comme des « symbolistes » quand ils ne sont pas qualifiés avec d’autres étiquettes forgées par la critique, telles que « synthétistes », « déformateurs » ou « idéistes ». Dès le début de la décennie, ils font groupe, se distinguant au sein de la constellation symboliste. Ainsi, en 1893, Bonnard, Denis, Ibels, Mouclier, Ranson, Roussel, Sérusier, Vallotton et Vuillard organisent une exposition chez Le Barc de Boutteville.

L’ambition d’une nouvelle esthétique

La Dépêche de Toulouse 
La Dépêche de Toulouse  |

Bibliothèque nationale de France

Indéniablement, c’est dans la peinture de Paul Gauguin et d’Émile Bernard qu’il faut chercher les origines de leur art. À Pont-Aven, les deux artistes ont élaboré une nouvelle esthétique pour laquelle le critique Édouard Dujardin invente le terme de « cloisonnisme » en 1888. Inspirés par les estampes japonaises, les vitraux et l’art populaire, ils usent de couleurs non mimétiques, posées en aplats et fortement cernées, dans des œuvres qui traduisent leur vision subjective et leur aspiration à renouer avec la stylisation des arts considérés comme primitifs.
Critique et théoricien, Maurice Denis défend très tôt cette conception de la peinture. Guidé par Gauguin et Cézanne, il s’est engagé dans une voie antinaturaliste, qu’il tente de définir dès 1890. Il y énonce une phrase qui deviendra fameuse :

Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.

Maurice Denis, in Art et Critique, 1890

Accordant la primauté au travail plastique plutôt qu’au sujet, Denis appréhende la peinture comme une transposition de l’émotion de l’artiste dans la matérialité de l’œuvre, définie avant tout par sa planéité et ses harmonies colorées.

La légende de l’Ermite ou la Tentation de saint Antoine
La légende de l’Ermite ou la Tentation de saint Antoine |

© GrandPalaisRmn (musée Maurice Denis) / Michèle Bellot

Plus que les textes, ce sont surtout les œuvres qui véhiculent l’esthétique diversifiée du groupe. Si chacun s’exprime dans un style propre, les Nabis ont en commun un ensemble de références, ainsi que le refus du modelé traditionnel et de la perspective classique. Désireux de remonter aux sources de l’art pour retrouver une sincérité et une pureté oubliées, ils privilégient une ligne décorative, une couleur subjective posée en aplats et des harmonies rythmiques. Ils portent aussi un regard appuyé sur des arts considérés comme mineurs, tels l’imagerie populaire, la caricature et les dessins de la presse illustrée.

« Il n’y a plus de tableaux, il n’y a que des décorations »

L’Estampe et l’Affiche. Revue d’art
L’Estampe et l’Affiche. Revue d’art |

Bibliothèque nationale de France 

En opposition à la hiérarchie des genres et des médiums, les Nabis déploient leurs expériences sur tous les supports et s’illustrent particulièrement dans les arts du multiple et du décor. Collaborant à maints journaux, répondant à de nombreuses commandes, ils contribuent de façon déterminante à créer une esthétique nouvelle dans les domaines de l’estampe, de l’affiche et de l’illustration du livre. Les Nabis sont également sollicités pour créer les programmes des théâtres d’avant-garde. En outre, ils participent largement aux nombreux albums d’estampes publiés dans les années 1890, comme ceux publiés par Ambroise Vollard ou L’estampe originale.
Assiette plate : Femme assise à la blouse bleue et blanche
Assiette plate : Femme assise à la blouse bleue et blanche |

© GrandPalaisRmn (musée d'Orsay) / Adrien Didierjean

Convaincus que les œuvres décoratives sont aussi légitimes que la peinture de chevalet, ils s’emploient à élaborer des ensembles destinés aux appartements des collectionneurs. Pour la galerie de l’Art nouveau de Bing, inaugurée en décembre 1895, ils fournissent des cartons pour des vitraux réalisés par Tiffany. Outre la réalisation de panneaux décoratifs, certains d’entre eux s’essaient également à créer du mobilier, des tapisseries ou de simples objets d’art.

À chacun son chemin

Dans une logique individualiste, les artistes du groupe évoluent différemment. Maurice Denis s’oriente vers une voie plus personnelle lorsqu’il rédige ses « Notes sur la peinture religieuse1 » (1896). Trouvant de nouvelles sources d’inspiration chez les maîtres italiens, Poussin ou Delacroix, il chemine désormais seul sur sa voie, guidé par sa foi chrétienne. Ranson tempère son esprit ésotérique et spirituel pour laisser libre cours à sa capacité imaginative qui stylise la femme et les formes naturelles dans les techniques les plus diverses. Sérusier demeure plus fidèle aux admirations de sa jeunesse, trouvant la plupart de ses motifs en Bretagne où il séjourne de plus en plus régulièrement.

La Partie de dames
La Partie de dames |

Bibliothèque nationale de France

Femme en robe à rayures
Femme en robe à rayures |

Bibliothèque nationale de France

Loin des théories et du spirituel, Bonnard, Vuillard, Roussel et Vallotton transcrivent leurs sensations face à la vie citadine et intime, et peignent des suites d’instants suspendus dans des approches différenciées des formes et des couleurs. Quant à Ibels, il collabore à la presse anarchiste, s’orientant vers un autre monde, celui des travailleurs, dans une attitude anti-bourgeoise qu’il partage avec Vallotton.

Les paveurs
Les paveurs |

INHA, « Licence OuverteOpen Licence » Etalab 

Le Coup de vent
Le Coup de vent |

Bibliothèque nationale de France

Un groupe aux contours incertains

En dépit de leur esthétique plurielle, ces artistes sont toujours soudés par l’amitié et l’ambition de s’imposer sur la scène artistique. À cet effet, ils se réunissent dans cinq expositions de groupe, organisées entre 1897 et 1907 dans les galeries Vollard puis Bernheim-Jeune, des expositions qui ne rassemblent pas toujours les mêmes peintres.

Hommage à Cézanne
Hommage à Cézanne |

© GrandPalaisRmn (musée d'Orsay) / Adrien Didierjean

À cette époque, Maurice Denis et Félix Vallotton peignent deux portraits de groupe – Hommage à Cézanne (1900) et Cinq peintres (1903) –, qui témoignent encore et toujours d’un cercle aux contours mouvants. Certains artistes se retrouvent également à l’Académie Ranson, école d’art fondée en 1908 à Paris, lorsqu’ils se joignent à Paul-Elie Ranson pour y donner des cours.

Écrire l’histoire des Nabis

À l’orée du 20e siècle, ces peintres ne sont pas dénommés « Nabis » et ils sont plutôt associés à l’école de Pont-Aven et/ou au symbolisme. Il faut alors attendre les années 1930 pour que le surnom de « nabi » devienne une catégorie utilisée par les historiens. Maurice Denis la revendique dans ses propres textes, réunis en volume dans les éditions successives des Théories, ainsi qu’en 1943 dans sa préface au catalogue de l’exposition L’École de Pont-Aven et les Nabis 1888-1908 : désireux d’extraire son groupe d’un symbolisme indéfini et peu valorisé, il s’est recentré sur l’histoire commune d’artistes que les divergences politiques ou esthétiques n’ont pas désunis.

Théories, 1890-1910 : du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique
Théories, 1890-1910 : du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique |

Bibliothèque nationale de France 

Gauguin, ses amis, l’école de Pont-Aven, les Nabis
Gauguin, ses amis, l’école de Pont-Aven, les Nabis |

Bibliothèque nationale de France

Il revient à Agnès Humbert de consacrer pour la première fois un livre aux Nabis en 1954. Cette appellation se diffuse ensuite largement dans les multiples histoires de l’art qui sont publiées dans la deuxième moitié du 20e siècle. Le Talisman devient le manifeste de ce groupe qui a contribué à révolutionner la peinture de la fin de siècle.

Notes

  1. Mauris Denis, « Notes sur la peinture religieuse », repris in Théories, Bibliothèque de “l’Occident” (Paris), 1913

Provenance

Cet article a été publié dans le cadre de l’exposition Impressions nabies présentée à la BnF du 9 septembre 2025 au 11 janvier 2026. 

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