Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

Les Nabis, peintres de l’avant-garde

Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte
Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte

Art Institute Chicago - CC0 Public Domain Designation

Le format de l'image est incompatible
Les peintres nabis font pleinement partie de l’avant-garde qui se déploie à Paris dans les années 1890 et contribuent à créer un art nouveau, antinaturaliste et décoratif. Parfois qualifié de post-impressionniste, terme forgé par Roger Fry dans les années 1910, cet art est le fruit d’une nouvelle conception de la peinture et d’une contestation des hiérarchies érigées par le système des beaux-arts.

Impressionnisme, néo-impressionnisme et néo-traditionnisme

Pour comprendre dans quel contexte les Nabis ont débuté leurs carrières, il convient tout d’abord de revenir sur l’avant-garde des années 1880. À cette époque, les impressionnistes poursuivent leur travail de déconstruction des normes picturales, entamé à la décennie précédente, évoluant chacun vers des voies singulières. Claude Monet s’oriente vers des séries d’œuvres sur un même motif tandis que Auguste Renoir revient au dessin et à des sujets plus classiques. Quant à Paul Cézanne, il explore les potentialités d’une couleur constructive et plus abstraite.

L’Estaque
L’Estaque |

Bibliothèque nationale de France

Remettant en cause l’empirisme de l’impressionnisme, Georges Seurat élabore une méthode scientifique, fondée sur la connaissance et la maîtrise des lois optiques. Ainsi, dans Un Dimanche après-midi à l’île de la Grande-Jatte (1886), il propose un classicisme moderne, inspiré à la fois de l’art ancien, de la caricature et des théories les plus récentes sur la couleur. Si son thème reste proche de ceux des impressionnistes, sa méthode est inédite : à l’opposé d’une facture esquissée, la technique de Seurat consiste à poser les couleurs côte à côte en petits points de pigments purs. Pour qualifier cette approche nouvelle de la peinture, le critique Félix Fénéon invente le néologisme de néo-impressionnisme dans les années 1886-1887. Seurat fait alors de nombreux émules, à l’instar de Camille Pissarro ou de Paul Signac.

Le jardin des maraîchers
Le jardin des maraîchers |

Bibliothèque nationale de France

Plus isolé et confidentiel, Vincent Van Gogh initie une autre voie, celle d’une peinture expressive, coloriste et subjective, qui puise dans les méandres de sa pensée torturée et mélancolique. Mort précocement en 1890, l’artiste sera surtout influent à partir des années 1900.
Au même moment, le jeune Maurice Denis s’engage également dans une voie fortement antinaturaliste, qu’il tente de définir dès 1890 dans un texte titré « Définition du néo-traditionnisme1 ». Il y défend l’autonomie du travail plastique du peintre et use à cet effet d’un néologisme qui semble faire suite à l’impressionnisme et au néo-impressionnisme.

L’émergence d’un symbolisme pictural 

La Vision après le sermon (ou la Lutte de Jacob et de l’ange)
La Vision après le sermon (ou la Lutte de Jacob et de l’ange) |

© National Galleries of Scotland, Dist. GrandPalaisRmn / Scottish National Gallery Photographic Department

Ce n’est néanmoins pas le terme de « néo-traditionnisme » que la critique va principalement retenir et les Nabis sont intégrés dès le début des années 1890 dans un nouveau mouvement qualifié de symboliste. Celui-ci a émergé à la fin de la décennie précédente dans le champ littéraire puis il a fait l’objet de quelques manifestes dans le domaine de l’art. Parmi ceux-ci, il faut citer l’article programmatique de l’écrivain Gabriel-Albert Aurier, titré « Le symbolisme en peinture. Paul Gauguin2 » (1891) dans lequel il s’appuie sur la Vision après le sermon, tableau peint à Pont-Aven. La dimension onirique de l’œuvre, l’irréalité de l’espace et des couleurs, le refus de la logique narrative : tous ces éléments placent Gauguin à l’origine d’un nouveau mouvement. Aux yeux d’Aurier, cette œuvre a le statut d’un manifeste car elle est idéiste, symboliste, synthétique, subjective et décorative.

Les Muses, dit aussi parfois Dans le parc
Les Muses, dit aussi parfois Dans le parc |

© GrandPalaisRmn (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

Aurier pose un nouveau jalon pour définir ce mouvement dans un second texte titré « Les symbolistes » (1892) en recentrant son discours sur la notion plus répandue d’idéalisme. Il y met en valeur de jeunes artistes, évoquant successivement Paul Sérusier, Émile Bernard, Charles Filiger, Maurice Denis, Ker-Xavier Roussel, Paul Ranson, Pierre Bonnard, Édouard Vuillard et quelques autres. Les Nabis sont alors intégrés dans un mouvement symboliste disparate, distinct de l’impressionnisme et du néo-impressionnisme. Si, pour Aurier, Gauguin en est incontestablement l’initiateur, le critique lui trouve aussi des précurseurs tels que Pierre Puvis de Chavannes ou Odilon Redon. Dans le tableau Les Muses (1893), Maurice Denis reformule en effet l’idéalisme en modernisant le thème du bois sacré, cher à Puvis de Chavannes, dans un travail plastique qui joue sur la dimension décorative des lignes serpentines et des couleurs posées en aplats.

Japonisme

Cette dimension décorative prend notamment sa source dans l’esthétique des estampes japonaises. En ce sens, les Nabis s’inscrivent dans une tendance que le critique Philippe Burty a dénommée « japonisme » en 1872. Depuis l’ouverture du Japon aux échanges internationaux dans les années 1850, les objets venant de l’empire du soleil levant ont afflué en Europe. De nouveaux collectionneurs se sont passionnés pour cette culture si spécifique, un savoir s’est constitué et des artistes ont commencé à intégrer des éléments issus de l’art nippon. Siegfried Bing a ouvert une galerie spécialisée dans l’art japonais et il a créé la revue Le Japon artistique (1888-1891) qui offre aux peintres un vaste répertoire de modèles.

En 1890, une grande exposition d’estampes japonaises à l’École des Beaux-Arts est une révélation pour de nombreux artistes : loin du modelé traditionnel, de la perspective illusionniste et des couleurs mimétiques propres à la peinture occidentale, ces images donnent à voir un chromatisme inédit, des teintes plates et cernées, une absence d’effet d’ombres et de lumière, d’inhabituels formats en hauteur ainsi que des éléments décoratifs comme l’arabesque. En 1891, Bonnard s’en inspire lorsqu’il réalise sa première affiche, France-Champagne pour laquelle il a choisi un fond coloré en jaune vif sur lequel se détache une silhouette féminine, dessinée d’un trait sinueux et expressif.

Le pavillon Sazai du temple des Cinq Cents Rakan (Gohyaku rakanji Sazaidô)
Le pavillon Sazai du temple des Cinq Cents Rakan (Gohyaku rakanji Sazaidô) |

Bibliothèque nationale de France

France-Champagne
France-Champagne |

Bibliothèque nationale de France

Peintres impressionnistes et symbolistes

Cinquième exposition des peintres impressionnistes et symbolistes
Cinquième exposition des peintres impressionnistes et symbolistes |

Bibliothèque nationale de France

Au début des années 1890, le champ de l’avant-garde demeure éminemment concurrentiel et les Nabis n’ont pas accès à des prestigieuses galeries comme celle de Paul Durand-Ruel. Ils s’imposent toutefois sur la scène artistique en participant au Salon des indépendant et, plus particulièrement, aux expositions « des Peintres impressionnistes et symbolistes ». Celles-ci ont lieu à la galerie de Louis-Léon Le Barc de Boutteville à partir de 1891, date d’une première édition qui sera suivie par treize autres expositions jusqu’à la mort du marchand en octobre 1897. Elles accueillent de jeunes artistes qui se distinguent pour leur esthétique libre et originale, loin de l’art des Salons officiels. En exposant sous le titre de « Peintres impressionnistes et symbolistes », cette petite communauté affirme non seulement sa volonté d’éclectisme et son attachement à l’héritage impressionniste mais également son adhésion implicite au symbolisme tel qu’Aurier l’a défini. Cette communauté tente donc de s’imposer avec les drapeaux en « ismes », forgés par la critique.

Les cimaises de la galerie Le Barc constituent un moyen de diffusion privilégié pour les Nabis et elles contribuent à les imposer sur la scène artistique parisienne, en dépit de l’hostilité de maints critiques. Les Nabis parviennent ainsi à accéder aux grands Salons comme ceux de la Société nationale des beaux-arts à Paris ou de La Libre esthétique à Bruxelles. Ils bénéficient aussi d’expositions personnelles dans les galeries de plusieurs marchands.

La nébuleuse idéaliste

Contrairement à l’impressionnisme et au néo-impressionnisme, le symbolisme est un mouvement aux ramifications multiples, qui échappe aux tentatives de définition. Preuve en est, la création des Salons de la Rose+Croix (1892-1897), orchestrée par Joséphin Péladan, génère un malaise face à un nouvel idéalisme qui rassemble désormais un nombre important d’artistes européens.

Affiche pour le premier Salon de la Rose+Croix
Affiche pour le premier Salon de la Rose+Croix |

Bibliothèque nationale de France

Un idéalisme que Carlos Schwabe met en image dans l’affiche du Salon en 1892 : il a figuré l’humanité charnelle et matérialiste portant son regard vers deux femmes aux corps désincarnés – la Pureté et la Foi – qui s’élèvent vers l’idéal. Ce langage plus imagier, tourné vers le mysticisme, est alors bien distinct de la peinture de Gauguin. Dès 1892, Maurice Denis réagit par la plume pour distinguer son groupe de l’art rosicrucien qui accorde la primauté au sujet.

L’art nouveau

Loin des querelles des littérateurs, les Nabis contribuent de façon déterminante à la renaissance des arts décoratifs dans les années 1890. Auparavant considérés comme des arts mineurs, les objets sont désormais admis dans les grands Salons. Contestant les hiérarchies érigées par le système des beaux-arts, inspirés par les exemples anglais et belges, de nombreux peintres et sculpteurs s’adonnent à la production d’arts décoratifs dans des styles différenciés, aux côtés des architectes.

Salle à manger de Henry Van de Velde et panneaux décoratifs de Paul Ranson
Salle à manger de Henry Van de Velde et panneaux décoratifs de Paul Ranson |

© Fonds Louis Bonnier. SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture contemporaine/ © ADAGP 2025

Trois Femmes à la récolte
Trois Femmes à la récolte |

Saint-Germain-en-Laye, musée départemental Maurice Denis, © Frédéric Joncour 

À partir de 1895, le marchand Siegfried Bing réunit une partie de ces artistes dans sa galerie de « L’art nouveau », nom que l’histoire de l’art du 20e siècle retiendra pour qualifier ce mouvement. Rompant avec les styles du passé, cet art décoratif use d’une nouvelle grammaire fondée sur la ligne courbe, des motifs puisés dans le modèle naturel, les potentialités de nouveaux matériaux et une approche plus rationnelle. À l’instar de Ranson, les Nabis transposent alors leur esthétique dans de multiples œuvres décoratives. L’entreprise de Bing est toutefois contestée pour son caractère international qui ne s’inscrit pas dans la tradition française.

Notes

  1. Maurice Denis, « Définition du néo-traditionnisme » in Théories, 1890-1910 : du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, Bibliothèque de “l'Occident” (Paris), 1913
  2. Gabriel-Albert Aurier, « Le symbolisme en peinture. Paul Gauguin », in Œuvres posthumes, édition du "Mercure de France" (Paris), 1893

Provenance

Cet article a été publié dans le cadre de l’exposition Impressions nabies présentée à la BnF du 9 septembre 2025 au 11 janvier 2026. 

Lien permanent

ark:/12148/mm4bpmgnw0hsq