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La langue de Hugo
 

Le Dernier Jour d’un condamné
Le Dernier Jour d’un condamné

Bibliothèque nationale de France

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« Tout artiste qui veut vivre doit commencer par bien se poser à lui-même les questions de forme, de langue et de style. » (Littérature et philosophie mêlée). Chez Victor Hugo, la préoccupation de la langue est constante. Les motifs font corps avec le réel, jusqu’à prendre parfois ses contours. Pourtant, le poète a aussi ses mots fétiches…

Quand l'argot et les patois entrent dans la littérature

L’une des premières questions que l’écrivain du début du 19e siècle ait à se poser est la suivante : la Révolution française a libéré la pensée de l’homme et du citoyen ; ne doit-elle pas, du même coup, libérer sa parole et, s’il est poète, son chant avec les vocables qui le composent ? La réponse de Hugo, chef de l’École nouvelle, est sans ambages : tous les mots sont désormais égaux en droits, à l’image de ceux qui les emploient.

Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !

Victor Hugo, « Réponse à un acte d’accusation, Les Contemplations, 1834

Ceux qui le précèdent, non moins imagés, sont plus instructifs. La langue d’hier, y est-il dit, n’avait d’yeux que pour ses enfants «  nobles » et rejetait  « au fond de l’ombre » « les autres, tas de gueux, drôles patibulaires / Habitant les patois ; quelques-uns aux galères / Dans l’argot… »

Oui : « dans l’argot » ! Dès 1829, l’auteur du Dernier Jour d’un condamné avait, dans le souci de faire vrai, mis dans la bouche de détenus mots et locutions argotiques : fouillouse, grinche, loucher, la petite marine, marlou, trimar, tronche, épouser la veuve, etc. Nul écrivain avant lui n’avait eu cette audace. Nul non plus n’avait hasardé le mot gamin avant qu’il apparût dans Claude Gueux (1834) : plus tard le père de Gavroche fera mémoire de ce précoce affranchissement dans Les Misérables.

Ce mot, gamin, fut imprimé pour la première fois et arriva de la langue populaire dans la langue littéraire en 1834. C’est dans un opuscule intitulé Claude Gueux que ce mot fit son apparition. Le scandale fut vif. Le mot a passé.

Victor Hugo, Les Misérables, III, I, 7

Cette entrée de l’argot – et des patois à l’occasion – dans la langue littéraire a valeur de symbole. L’écrivain, mis au monde pour insuffler la vie à son idiome, ne doit accepter aucune exclusion. Or l’argot,  « c’est toute une langue entée sur la langue générale » (Le Dernier Jour d’un condamné). Et tant pis s’il survient comme « une excroissance hideuse, comme une verrue » : par cela même il recèle « une énergie singulière, un pittoresque effrayant ». Le livre septième des Misérables, intitulé « l’argot », offrira au lecteur un échantillon plus copieux de doctrine littéraire.

L’argot, c’est la langue des ténébreux

Victor Hugo, Les Misérables, IV, VII, 1

Gavroche à onze ans
Gavroche à onze ans |

© Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet

Quant aux tentatives de mise en œuvre, elles passent par Le Dernier Jour d’un condamné, les scènes de la « Cour des miracles » dans Notre-Dame de Paris, plusieurs épisodes enfin des Misérables, la palme revenant à l’immortel Gavroche, « farfadet et galopin, [qui] faisait un pot-pourri des voix de la nature et des voix de Paris ».

Aux voix de Paris, à l’argot largement répandu : chiper, merlan, morfiler…, il mêle un mode de diction simulé par l’écrit d’une manière toute neuve. Il faudra attendre Queneau et ce Gavroche en blue-jean qu’il nomme Zazie pour voir se renouveler l’exploit : «  Keksekça ? » lance Gavroche au boulanger qui osait lui présenter du pain de seconde qualité – pardon « du larton brutal ».

Carnet, 10 avril-19 mai 1860
Carnet, 10 avril-19 mai 1860 |

Bibliothèque nationale de France

Mots-fétiches

Aux prises avec l’univers tout entier

Mais il est temps de lâcher ce déploiement de la langue élargie en tous sens, pour aborder un autre aspect aussi caractéristique de l’expression littéraire – poétique surtout – chez Hugo. Repérable dès avant son exil dans les îles anglo-normandes, il devient ensuite étrangement envahissant. On veut parler du retour incessant d’un intrépide bataillon de mots-fétiches, appelés à illustrer les thèmes fondamentaux dont se nourrit le poète le plus familier qui se soit jamais rencontré avec la genèse du monde, ses énigmes et ses infatigables renaissances.

À la source de ce phénomène unique dans l’histoire des Lettres, une découverte proprement séminale : le poète des Odes (1822) se rangeait déjà parmi « ceux que des méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses plus que les choses ». Quelques quarante ans plus tard, dans un texte posthume dont il avait projeté de faire une préface à toute son œuvre, il brosse une fresque presque hallucinée de la nature et de ses éléments – terre, mer, ciel – puis soudain :  « Ainsi l’univers contemplé devient facilement l’univers visionné ».

Contrastes et antithèses

Or, du moment où la contemplation se fait vision, tout se révèle au poète sous le signe du double.

Les génies sont placés si haut qu’ils voient tout de suite l’autre versant. De là dans leur œuvre ce que les esprits superficiels appellent l’antithèse

Victor Hugo, Tas de pierres, 1834-1836

Parmi cette multitude de contrastes, deux se situent en surplomb dans l’œuvre du poète exilé, par leur fréquent retour et leur puissance d’orchestration. D’une part le couple que forme l’infini (en son sein le duo : Dieu-Satan) avec l’homme. De l’autre le couple intarissable du jour et de la nuit (entre tant de variantes : Les Rayons et les Ombres !). Chacun des deux se trouve à la tête d’une constellation lexicale défiant toute similitude.

Entre les versants diurne et nocturne, le second est de loin le plus proliférant. Les rimes ombre/ sombre, ténèbres/funèbres ouvrent un cortège illimité : abîme, antre, gouffre ; noir, nuit, nuée, ombre, sombre, obscur, ténèbres ; fantôme, funèbre, cercueil, sépulcre, tombe, tombeau ; etc.

Le bon Dieu abuse de l’antithèse (tiens ! et moi aussi, à ce qu’on dit […]) ; le bon Dieu abuse puérilement du soleil et de la lune, du nuage et de l’étoile [ …], du petit et du grand, du noir et du blanc, du mal et du bien, du diable et de lui-même.

Victor Hugo, Océan
Fonction du poëte
Fonction du poëte |

Bibliothèque nationale de France

Fonction du poëte
Fonction du poëte |

© Bibliothèque nationale de France

Un éventail infini de mots

Les réactions de l’homme, face au spectacle de la nature éteinte, comme de la nature lumineuse et d’abord de l’infini qu’elle réfléchit, libèrent à leur tour un torrent lexical dont le tumulte égale la constance. Épouvante et stupeur ont leur place dans un prodigieux éventail de mots peignant l’homme confronté aux mystères de la création. Nous ne pouvons qu’ouvrir quatre pistes : il demeure pensif, rêveur (etc.) devant l’Infini. Il est effaré, hagard, saisi de stupeur (etc.) devant l’Énorme, le Monstrueux. Il est saisi d’épouvante, d’effroi, de terreur (etc.) devant l’Horrible. Il passe enfin par tous ces mouvements de l’âme et du corps devant l’Ombre : celle-ci peut en effet contenir autant de visages, de mirages et d’images qu’on voudra.

Un univers métaphorique

Carnet, septembre 1869
Carnet, septembre 1869 |

© Bibliothèque nationale de France

Aller de la méditation à la contemplation, de la contemplation à la vision, comme Hugo l’entend, c’est changer de vocabulaire ; c’est aussi  - le mot de « vision » le dit assez – étendre la part de l’image. Au bout du chemin, tout l’univers devient un champ métaphorique.

Mais il y a plus : « ce que dit la bouche d’ombre », c’est que chacun des éléments entrant dans l’architecture du monde sensible n’est point seulement l’image d’un autre ; il est sa reproduction – mieux encore : sa réincarnation. Car le fait est là : l’imaginaire hugolien participe d’une métempsycose embrassant tout l’univers.

[…] le brin d’herbe s’anime et s’enfuit, c’est un lézard […] ; le caillou informe et verdâtre, plombé sous le ventre, sort de la mare et se met à sautiller dans le sillon, c’est un crapaud ; la fleur s’envole et devient papillon. La nature entière est ainsi…

Victor Hugo, En voyage. France et Belgique

… et c’est ainsi que le poète s’émerveille d’éteindre ses myriades de métamorphoses.

Provenance

Cet article est un extrait du catalogue Victor Hugo, l’homme océan, Marie-Laure Prévost (dir.), Paris : Bibliothèque nationale de France, 2002, p. 259-262.

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