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Kerouac, lecteur de Proust

Vue de la ville de Lowell
Vue de la ville de Lowell

© Bibliothèque nationale de France / Jean Gottmann

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L’un fréquente le gotha parisien à l’orée du vingtième siècle, l’autre est l’écrivain sur la route, figure de la Beat Generation américaine. L’un écrit de son lit, l’autre sillonne les États-Unis. Milieux, imaginaires, époques, tout semble éloigner Marcel Proust de Jack Kerouac… et pourtant les lectures croisées de leurs œuvres ont beaucoup à nous dire.

Jack Kerouac, fameux auteur de Sur la route (1957) est né le 12 mars 1922, huit mois avant la mort de Marcel Proust, le 18 novembre. La coïncidence suggère presque une sorte de continuité ou un « passage de témoin », si illusoire que cela puisse paraître. C’est que l’œuvre de Kerouac, au même titre que La Recherche de Proust et La Comédie humaine de Balzac, n’est conçue et ne forme qu’un seul grand ensemble. Pour ces trois-là, tous morts autour de la cinquantaine après une vie intensément vécue, chacun de leurs livres apporte sa contribution à une œuvre unique et gigantesque renvoyant à un grand Tout (celui de la « comédie humaine », dont Balzac décidément aura donné le ton).

Sur la route, bible des jeunes voyageurs

Qui était Jack Kerouac ?

Jack Kerouac (1922-1969)1 est né à 6000 km de « Combray », dans un milieu modeste, à Lowell, d’un père imprimeur et d’une mère ouvrière. Dès l’école primaire, on remarque son talent d’écriture. Jusqu’à l’âge de quinze ans, dans cette petite ville du Massachusetts qui abrite toute une communauté d’expatriés canadiens arrivés du Québec et où l’on use de cette forme de français que l’on appelle le « joual » (par déformation du mot « cheval »), Kerouac ne parle l’américain qu’en second lieu, ce qui ne sera pas sans influer sur son style : quand il s’agira de faire véritablement une œuvre littéraire, elle sera fatalement riche d’influences. Lorsqu’il meurt en 1969, il est l’auteur d’une vingtaine de livres, dont le plus célèbre, Sur la route (1957), a connu un immense succès, d’abord aux États-Unis puis tout autour du globe. Aujourd’hui encore, ce livre constitue une sorte de « bible » pour les jeunes voyageurs avides d’horizons lointains, et de « tracer la route ». 

Jack Kerouac en Floride
Jack Kerouac en Floride |

Bridgeman Images / © The Andrea Frank Foundation

Le projet d’une œuvre sans fin

Kerouac, si la mort n’avait mis un terme à son œuvre, entendait la rassembler sous un titre unique, La Légende de Duluoz. Il l’écrit déjà le 11 septembre 1955 au critique et poète Malcolm Cowley, alors qu’il n’a encore quasi rien publié : « La Légende de Duluoz compte à présent sept volumes ; quand j’aurai terminé, dans 10, 15 ans, elle couvrira toutes les années de ma vie, comme Proust […]. Je vois à présent toute la Cathédrale de la Forme que cela représente. » Il n’oublie pas d’inclure la présence de Joyce dans sa Cathédrale, considérant sa future Légende de Duluoz comme « un grand songe unique, un "tumulte" – et le tumulte, poursuit-il, comme le tumulte de Finnegans Wake, n’a ni commencement ni fin (…) ». En vérité, Kerouac n’aura jamais terminé : aux œuvres telles que celles de Proust, Joyce ou la sienne, il le pressent, il serait vain de vouloir poser un terme.

Je vois à présent toute la Cathédrale de la Forme que cela représente

Jack Kerouac à propos de La légende de Duluoz, dans Visions de Cody, écrit entre 1951 et 1952

Aux frontières du réel : une perspective autobiographique

Comme La Recherche de Proust, l’œuvre de Kerouac s’inscrit dans une perspective largement autobiographique. Le narrateur, Kerouac lui-même, se donne divers pseudonymes, Sal Paradise dans Sur la route, Leo Percepied dans Les souterrains, Jack Duluoz dans Visions de Cody, Ray Smith dans Les clochards célestes, etc. Il attribue également divers pseudonymes à son principal compagnon de route et héros, de son vrai nom Neal Cassady. Celui-ci apparaît sous le pseudonyme de Dean Moriarty dans Sur la route, de Cody Pomeray dans Visions de Cody. Le personnage revient de manière récurrente dans toute l’œuvre, qui est comme jalonnée par sa « geste », ses exploits et ses péripéties…

Mon œuvre ne constitue qu’un vaste livre comparable à la Recherche du temps perdu de Proust, sauf que ma recherche a été écrite au pas de course et non pas a posteriori dans un lit de malade.

Visions de Cody, Jack Kerouac, écrit entre 1951 et 1952

Quant à l’image qu’il a de lui-même au moment de la parution de Sur la route, Kerouac se voit (avec une œuvre alors composée de sept romans inédits, que les éditeurs sortent précipitamment de leurs tiroirs pour immédiatement les publier) comme un « running Proust ». C’est-à-dire non pas comme un Proust couché (il a certainement aussi en tête l’idée du Bouddha couché), enfermé dans sa chambre aux parois couvertes de liège par exigence de silence, mais comme un Proust toujours en mouvement, courant, attentif et recueillant la moindre sensation au bord de la route. Il le répète à Allen Ginsberg, dans une lettre du 18 juin 1959 : « Mon œuvre ne constitue qu’un vaste livre comparable à la Recherche du temps perdu de Proust, sauf que ma recherche a été écrite au pas de course et non pas a posteriori dans un lit de malade. » Ce qui n’empêche en rien la mémoire d’y tenir la plus grande place. Kerouac a été surnommé « Memory Babe » dans son enfance (et songera à écrire un livre sous ce titre). Et dans sa préface à Visions de Cody, Ginsberg parlera de lui comme de « The Great Rememberer ». 

Proust pour Kerouac : un apport macroscopique

L’Espace, le Temps et la Vitesse : des sujets communs

Quel est le sujet principal de Kerouac, dans toute son œuvre ? D’une part l’Espace : les deux côtes de l’Amérique lui sont ce que Paris et ses provinces sont à Balzac, ou Combray et le côté de Guermantes à Proust. Et d’autre part, bien sûr, le Temps, notre façon de le ressentir et de nous y inscrire à chaque instant. C’est dans ce cadre quasi cosmogonique qu’il fait apparaître ce « prodige » qu’est à ses yeux Neal Cassady2, en qui il voit « l’homme américain » (un homme « neuf » tel que l’entendait R. W. Emerson, le premier des penseurs américains) dans sa plus complète et formidable incarnation. Personne, aux yeux de Kerouac, ne sait mieux que Cassady jouer et se jouer lui-même à l’intérieur de ces deux dimensions où chacun de nous se meut incessamment, selon un jeu de constantes et inventives combinaisons et explorations. Sans aucun doute, à la même heure, à Paris, Sartre aurait très probablement vu en Cassady une personnification de son homme « authentique », l’être en projet qui se réinvente à chaque seconde, et qui donc « existe » réellement, choisissant quasi par sa constitution propre ses chemins de la liberté. « Saint Cassady » aurait pu se substituer à son « Saint Genêt ». Personne comme lui ne sait mieux « faire vivre et palpiter », dans leur essence même, l’Espace et le Temps.

Du côté de chez Cassady et Kerouac, intervient aussi la composante essentielle de la « vitesse ». Einstein est passé par là : chacun sait désormais qu’elle fait partie de l’équation. Or, justement, Cassady est très concrètement à la fois un « dingue » et un « as » de la vitesse (dans sa façon de conduire comme de discourir, de négocier d’interminables phrases s’élevant et se superposant en multiples variations), il s’amuse parfois, devant Kerouac et Carolyn, son épouse, à dire sans reprendre son souffle telle phrase  « sans fin » de La Recherche. Ken Kesey et quelques autres lui ont même attribué la faculté de parler en même temps sur sept plans de langages différents (mieux que les Pères de l’Eglise qui se contentaient de quatre niveaux de lecture dans leurs exégèses bibliques).

Rouleau dactylographié de Sur la route
Rouleau dactylographié de Sur la route |

© Christie's Images / Bridgeman Images / DR

Le Temps, donc. Autant que chez Proust, c’est ici l’un des thèmes essentiels. Combien de fois Dean Moriarty, dans Sur la route, par conjuration peut-être et pour répondre à leurs attentes, ne s’exclame-t-il pas : « Et MAINTENANT, les amis, NOUS SAVONS CE QU’EST LE TEMPS ! ». La phrase revient maintes fois, en des formulations légèrement diverses, comme un leitmotiv précisément ! Tenir le temps dans sa main. Vivre maintenant (et pour Cassady, c’est clairement au volant qu’il le tient le plus assurément). Autant que Ken Kesey, qui le surnommera « Speed Limit », Kerouac fait de son héros un « maître du temps ».

Et MAINTENANT, les amis, NOUS SAVONS CE QU’EST LE TEMPS !

Dean Moriarty dans Sur la route, Jack Kerouac, 1957

À ses yeux, par ses dispositions naturelles, mais aussi magistralement stimulé par l’émulation proustienne  et la quête essentielle qu’elle représente, nul ne saurait mieux que Neal Cassady actualiser le Temps, parvenant à s’y inscrire totalement et immédiatement (presque par la grâce d’une écoute providentielle et quasi permanente de la sonate de Vinteuil), aussi bien qu’à témoigner, à travers l’écriture (car Cassady comme Kerouac écrit), qu’il est possible, dans l’instant même, de rendre le monde présent, en sa complétude et sa profondeur composite. On a là affaire à deux positions extrêmes : Proust, dans son lit, se souvient, et tout ressuscite, tout lui revient. Kerouac et Cassady, eux, prennent la route et c’est aussi la totalité d’un monde de sensations, de réminiscences et d’attentes futures qui leur est immédiatement offert. Le temps se trouve perdu et retrouvé, mais à la même seconde, dans un même mouvement, quasi par anticipation et crainte de le laisser s’enfuir. Ou plutôt, le temps n’est jamais totalement perdu ni retrouvé : il se doit d’être immédiatement présent, dans toutes ses composantes et la symphonie qu’il contient. Le temps s’enfuit dans le temps même où on le vit et le saisit. Et c’est encore mieux si l’écriture peut être partie prenante du phénomène, puisqu’elle le fixe, à l’instant même. 

Autrement dit Kerouac trouve sa madeleine instantanément, elle est immédiatement associée à ce qu’il est en train de vivre, et même d’écrire. Il a toujours sur lui un calepin, dans lequel son écriture faite d’abord d’esquisses se confond littéralement avec la vie. Si bien que, d’un seul coup de crayon, sous les doigts de Kerouac, l’instant présent se mue en « madeleine », et s’offre comme tel.

Lettre de Jack Kerouac
Lettre de Jack Kerouac |

Wikimedia Commons / DR

Proposition de dessin pour la couverture de Sur la route
Proposition de dessin pour la couverture de Sur la route |

New York Public Library / DR

Le style kerouacien

C’est pourquoi l’on voit en lui l’inventeur de « l’écriture spontanée ». Assez différente, faut-il le préciser, de l’écriture automatique des surréalistes : ceux-ci fondent celle-ci sur toutes sortes de « télescopages » et de contrastes parfois délibérément conceptuels, entremêlant et collisionnant la réalité, le rêve, l’insolite, le surréel, tandis que Kerouac et Cassady limitent leurs transmutations du réel à la saisie, en lui, de ce qui tient de son flux continuel, de son tempo, de son rythme (c’est la composante « vitesse » dont nous parlions). L’approche ou la saisie sont moins picturales ou verbales que musicales. L’écriture surréaliste distingue, dissocie et associe afin de mieux réfléchir et refléter. L’écriture spontanée ne réfléchit rien d’autre que son propre mouvement. Personne ne qualifierait les impros de Charlie Parker de « surréalistes ». La partie se joue moins au niveau des mots et des images (comme chez les surréalistes) qu’à celui de la musique, qui nous emmène où elle veut ; ce sont deux formes d’appréhension du réel cousines, mais qui n’obéissent pas à la même logique. L’imaginaire n’a pas besoin de la « surprise », laquelle veut marquer un arrêt, mettre les choses un instant en suspens. Non, il se fie au déroulement ininterrompu, au surgissement continu de notre être au monde, comme en témoigne concrètement le fameux rouleau tapuscrit de Sur la route. (La technique du cut-up de Brion Gysin et William Burroughs, loin de celle de Kerouac, répondrait davantage à la pratique surréaliste, encore que la visée soit différente, expérimentale, calculatrice et à velléité presque scientifique).

Ma Proustitude ? C’est simplement l’idée d’une vie dans sa totalité, sectionnée en livres distincts, dans une description et une analyse à la première personne du singulier.

Jack Kerouac à sa biographe, Ann Charters, le 11 novembre 1967

Le 11 novembre 1967, deux ans avant sa mort, Kerouac resitue encore bien l’apport que Proust aura eu sur son œuvre, en réponse à une question de sa biographe Ann Charters. « Ma Proustitude ? C’est simplement l’idée d’une vie dans sa totalité, sectionnée en livres distincts, dans une description et une analyse à la première personne du singulier […]. Ce que vous appelez mes "pensées" et ce que vous appelez les "analyses" de Proust, bien qu’elles n’aient pas la même teneur, sont de la même farine. » On pourrait le résumer ainsi : l’importance de Proust pour lui aura été d’ordre formellement macroscopique. Mais l’influence de Cassady l’aura porté vers cette autre dimension de l’infini : microscopique, au sens le plus fin et le plus exact du terme.

Notes

  1. Sur la vie de Jack Kerouac, lire l'ouvrage de Jean-François Duval, Kerouac et la Beat Generation une enquête, Paris : Presses Universitaires de France, 2012.
  2. Lire à ce sujet l'ouvrage de Jean-François Duval, LuAnne sur la route avec Neal Cassady et Jack Kerouac, Paris : Gallimard, 2022.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Marcel Proust : la fabrique de l'œuvre, présentée à la BnF du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023.

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