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Les Illuminations

Arthur Rimbaud
Rue, le soir, sous la pluie (Quelques aspects de la vie de Paris)
Rue, le soir, sous la pluie (Quelques aspects de la vie de Paris)

Bibliothèque nationale de France

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Cédés par Arthur Rimbaud à Paul Verlaine lors de la dernière rencontre des deux hommes, en février 1875, les feuillets des Illuminations seront publiés onze ans plus tard, dans la revue La Vogue, puis en volume, à l’initiative de Félix Fénéon. Ce dernier, dans le compte rendu qu’il livre au Symboliste, décrit l’ensemble comme une « Œuvre […] hors de toute littérature et, probablement, supérieure à toute. »

Le recueil se donne à lire comme l’un des plus denses de la poésie française.  Reconfigurant un genre éprouvé par Aloysius Bertrand et Charles Baudelaire, il assemble une suite de proses poétiques hallucinées, portés par des enjeux politiques (« Après le déluge », « Ouvriers », « Démocratie ») et engageant un renouveau poétique sur le plan formel.

Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,
Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes, et dit sa prière à l’arc-en-ciel, à travers la toile de l’araignée.

Rimbaud, « Après le Déluge », Illuminations, 1886

Rimbaud se réapproprie le verset (« Après le Déluge »), joue des possibles de la prose et contribue au développement du vers libre (ces « vers délicieusement faux exprès » dont parle Verlaine dans sa notice et qui se déploient dans « Mouvement » et « Marine »). Le poète se plaît également à porter en poésie des genres qui, de la charade au conte en passant par le récit réaliste, n’y sont pas forcément liés, et qui soutiennent une poétique de l’« hallucination simple ». 

Genèse

Comme l’écrit Paul Verlaine dans la notice ouvrant la première édition des Illuminations (Publications de la Vogue, 1886), les pièces qui composent le recueil ont été rédigées « de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu’en Angleterre et dans toute l’Allemagne ». 

Cette indication contextuelle n’explique que partiellement la bigarrure d’un projet dont l’hybridité, malgré une indéniable cohérence d’ensemble, se mesure à chaque page ― et se devine également dans les manuscrits où aux côtés de l’ombre de Verlaine plane celle de Germain Nouveau, qui a apporté son concours à la copie de certains poèmes.

Révoltes sociales

Le contexte de rédaction, considéré sur le plan sociopolitique et sur celui des débats esthétiques qui animent le champ littéraire, éclaire logiquement les enjeux de l’œuvre. Ce qui se lit, dans plusieurs pièces, c’est l’affirmation d’une révolte visant autant le monde social que l’univers des lettres. 

Le texte liminaire, « Après le Déluge », cristallise d’emblée ce double engagement : l’énonciateur y constate l’épilogue de la catastrophe divine et dresse la carte des retours à la norme et à l’ennui suivant celui-ci, pour en appeler alors à de nouveaux déluges (au pluriel, cette fois). Ce qui peut s’appréhender comme une fable ou un récit onirique se révèle un poème à clef mettant en œuvre une réappropriation du discours social de l’époque, où « les castors » (figurant le Baron Haussmann dans La Ménagerie impériale de Paul Hadol) et « Barbe-Bleue » (fréquemment représenté sous les traits d’Adolphe Thiers, notamment par Rosambeau dans La Bêtise humaine) sont des acteurs moins innocents qu’ils n’y paraissent, œuvrant à la dissimulation d’un « déluge » que Victor Hugo, dans L’année terrible, associait déjà à la Commune. 

Ruptures formelles

Se met en place une poétique faisant écho à « l’hallucination simple » exposée dans Une saison en enfer et au projet de « se rendre voyant » annoncé dans les lettres de mai 1871 à Demeny et Izambard : Rimbaud engrange les images, les clichés, les formules, les perceptions et les sensations communes pour mieux les reconfigurer sinon les subvertir, se plaçant de cette façon sur un terrain expérimental qui rompt avec la pratique parnassienne alors dominante au sein du milieu poétique français.

« Il est certain aujourd’hui que M. Arthur Rimbaud a fixé la prose de l’avenir » (Anatole France, Le Temps, 24 octobre 1886).  

Cette rupture se consomme notamment sur le plan formel : Rimbaud, qui s’était déjà engagé dans diverses formes d’altération métriques au cours de l’année 1872 et dans la Saison, opte en majeure partie, dans Les Illuminations, pour un usage complexe de la prose, dont il met la syntaxe à l’épreuve de multiples inversions, hyperbates (séparation de deux éléments reliés par la syntaxe) et autres convulsions. 

Zones grises

L’originalité du recueil se mesure également à l’aune des différentes tensions qui l’animent. Troublant les limites de l’espace urbain (« Ville[s] », « Métropolitain ») et de la campagne (« Aube », « Mystique ») par le développement de zones indécises ou hybrides (« Promontoire », « Ouvriers »), le poète se révèle tout aussi insaisissable dans son usage ambigu du lyrisme et de l’ironie : l’usage du vocatif (« Génie », « Matinée d’ivresse »), de marques exclamatives et la reconfiguration de formes sacrées (la prière dans « À une raison », l’ex voto dans « Dévotion ») sont forcément rendus suspects par leur articulation à des traces d’auto-dévalorisation, qui, confèrent une tonalité nihiliste à l’ensemble (« d’ailleurs, il n’y a rien à voir là-dedans » dans « Enfance II » ; « Un rayon blanc, tombé du haut du ciel, anéantit cette comédie » dans « Les Ponts » ; « elles n’existent pas », suivant la description des « fleurs arctiques » dans « Barbare »). 

Cette manière de pied-de-nez littéraire est prolongée par différentes clausules qui refusent l’accès du texte au lecteur (« J’ai seul la clef de cette parade sauvage », dans « Parade ») ou défient ce dernier (adoptant la forme de la devinette, « H » se termine par l’injonction : « Trouvez Hortense »).

Détournements

Enfin, Les Illuminations sont également le terrain d’un conflit entre l’affirmation d’une nouveauté poétique et une omniprésence de la récupération et du détournement. L’œuvre rimbaldienne, à bien des égards, est inédite : l’énonciateur, multiple, ne cesse de le répéter, en se donnant à voir comme « un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui [l]’ont précédé » (« Vies I »).Les prouesses du recueil se mesurent à la fois sur le plan d’une forme novatrice ― entre poème en prose, vers libres et pièces oscillant entre ces deux options ― et sur celui d’une dynamique de la voyance en mouvement, par laquelle le sujet, loin de se satisfaire de la contemplation de ce qui l’entoure, crée des mondes possibles en tirant parti des ressources offertes par d’autres domaines artistiques (la peinture, dans « Les ponts » et « Mystique » ; l’architecture dans « Veillées » et « Scènes » ; la musique dans « Nocturne vulgaire »). 

Dans le même temps, on peut lire Les Illuminations comme un recueil largement parodique, où Rimbaud développe tour à tour une prosopopée grinçante (« Démocratie », qui donne la parole à des colons cyniques), une relecture pathétique du Songe d’une nuit d’été (en déplaçant, dans « Bottom », l’univers féerique d’une forêt athénienne dans un bordel de banlieue) et une transposition du canevas et de l’ambiance des Mille et une nuits dans une fable métapoétique (« Conte »).

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