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Parcours pédagogique

Rosa Bonheur

La nature à l'œuvre : les animaux
Par Murielle Luck, professeure agrégée d'arts plastiques
Rosa Bonheur en peintre
Rosa Bonheur a longtemp été oubliée de l’histoire de l’art. Véritable phénomène artistique à son époque, elle est aujourd’hui redécouverte au travers des questionnements sur le statut de la femme artiste. Son genre ne doit cependant pas pour autant évincer la qualité de son pinceau : Rosa Bonheur peignait comme personne le bestiaire dont elle aimait être entourée. Au travers de quelques œuvres, dont le Labourage nivernais, une fenêtre s’ouvre ici modestement sur ses talents, donnant à apprécier de nouveau un style artistique trop longtemps négligé,  entre peinture animalière, scène de genre et naturalisme.
Les ressources pour réaliser l'activité

« J'avais pour les étables un goût plus irrésistible que jamais courtisan pour les antichambres royales ou impériales. »
Rosa Bonheur

Née en 1822 à Bordeaux, dans un milieu de petite bourgeoisie, Marie-Rosalie Bonheur dite Rosa Bonheur s’épanouit loin du tumulte de la ville et son goût très prononcé pour la nature est présent dès son plus jeune âge. Son apprentissage en peinture est le fruit d’un père, peintre lui-même, qui initie ses quatre enfants dont Rosa est l’aînée. Elle est douée, très douée. Elle aime l’art et conjugura ses deux passions, les animaux et le pinceau. Car ses premières années passées à la campagne sont autant d’occasions d’observer et d’aimer la nature comme les bêtes qui la peuplent. Les forêts, les étables, sont des lieux de jeux et de rencontres avec la faune pour la petite Rosa avant de devenir très rapidement les sujets de ses tableaux.

Heurs et malheurs de la célébrité

Le 19e siècle se caractérise par de nombreuses ruptures en art. Les mouvements artistiques se succèdent, se supperposent, venant chacun requalifier la grande dynamique artistique à l’image d’un siècle qui connaitra tant de révolutions, qu’elles soient humaines, sociales, politiques ou scientifiques. Les arts n’y échappent donc pas et grâce à ces évolutions, les femmes revendiquent peu à peu certains droits réservés jusque là aux hommes. Rosa bonheur prend donc sa place dans un monde où peu de femmes sont reconnues. Elle sera pour la peinture, comme George Sand pour la littérature, aussi célèbre et passionnée. Leurs effigies figurent côte à côte comme en témoigne le Recueil des Personnalités françaises et étrangères sous le Second Empire.

Fidèle à sa nature paisible, Rosa Bonheur ne cherchera pas à bouleverser l’ordre établi par l’Académie des Beaux-Arts et ne s’aventurera jamais à questionner le rôle même de l’art. Elle s’attachera à peindre de son mieux, ce qu’elle connait le mieux. C’est donc une artiste rapidement convenue et admirée dans tout l’empire et même internationnalement. Son oeuvre dans les domaines de la peinture, de la sculpture et de la gravure lui vaudront une distinction dont elle sera la première femme artiste à être honorée, la Légion d’Honneur en 1894, remise des mains mêmes de l’Impératrice Eugénie. Elle avait déjà été distinguée par plusieurs prix pour ses œuvres et présentera à l'Exposition universelle de 1855, sa toile Le marché aux chevaux peint trois ans auparavant. Véritable icône dans les autres pays d’Europe et outre-Atlantique, elle a même des poupées à son effigie !

D’autres témoignages de l’impact de cette artiste sont parfois moins glorieux mais attestent néanmoins de son influence et de sa célébrité : elle est parfois aussi raillée par la critique désireuse de voir le peuple se gausser. C’est ce que nous pouvons observer dans Le Journal Amusant, faisant bonne presse de satires aisées sur le Salon de Peinture de 1860. Aux côtés d’une caricature peu flatteuse de George Sand, figure un dessin représentant un homme paré d’un haut de forme pointant du doigt une toile de Rosa Bonheur intitulée Les Bœufs. La légende laisse songeur :

« Ce tableau me rappelle toujours ce beau refrain de Pierre Dupont :
Les bœufs, les bœufs
Sont des gens heureux,
Ils sèment entre eux
Vivent les bœufs ! »

C’est un bourgeois qui est dessiné ici sans équivoque. Il persifle sur la représentation faite par Rosa Bonheur de ces animaux de labour. Les chansons de Pierre Dupont sur les bœufs ont fait sa célébrité. Ces bêtes y sont décrites avec tendresse et passion, elles sont la richesse du paysan qui les possède, allant même jusqu’à les préférer à sa propre épouse : « J’aime Jeanne ma femme, eh bien ! j’aimerais mieux la voir mourir que voir mourir mes bœufs » écrit le poète en 1845. Ce parallèle entre les deux œuvres, peinte et chantée, renforce l’opinion sur Rosa Bonheur d’accorder plus de faveurs aux animaux domestiques qu’aux humains. Car les bœufs de cette contine sont personnifiés, dénommés comme des « gens ». Le vers suivant est encore plus singulier : les bœufs sont à la fois dans leur fonction première qui est d’aider aux travaux des champs, ils « sèment » donc pour les futures récoltes, mais le « entre eux » donne à penser qu’il y a un jeu de mots entre « sèment » et « s’aiment », renforçant par là-même la personnification déjà présente dans le deuxième vers. Une chanson est faite pour l’oreille avant d’être lue, d’où l’ambiguité phonique des deux verbes.

Le mythe d'une artiste animalière

La légende de l’amour véritable porté aux animaux par Rosa Bonheur a déjà été construite dès 1853 par une représentation de l’illustrateur Paul Blanchard avec l’Atelier de Mademoiselle Bonheur. Dans un ouvrage dépeignant les lieux singuliers et incontournables de Paris, après avoir décrit l’atelier du très célèbre Eugène Delacroix, les auteurs  Paulin et Le Chevalier prennent un certain plaisir à conter la surprise avec laquelle l’atelier de Rosa Bonheur se love dans une étable douillette, permettant ainsi à la peintre d’être en contact direct et permanent avec ses sujets de prédilection. En effet, des animaux naturalisés accrochés aux murs côtoient des bêtes bien vivantes dans le foin. Des moutons à l’avant scène, puis un cheval, et l’arrière plan consacré à l’atelier d’artiste sans autre transition qu’une immense ouverture en arcade. Il n’y a donc presque pas de séparation entre les deux espaces qui ne font qu’un seul dans la continuité d’un sol pavé où jonche la litière des bêtes. De l’atelier, il n’y a que peu d’élèments représentés, laissant véritablement la part belle à l’étable. Une immense verrière occupe la majeure partie du mur du fond. En dessous de celle-ci, on distingue un chevalet et des cadres. Puis le regard découvre à gauche d’autres éléments similaires pour rencontrer enfin l’artiste peignant, à peine visible et nullement reconnaissable, tournée vers son œuvre en cours de réalisation.

Tout, des sujets représentés, du lieu de travail de Rosa Bonheur ainsi que les critiques, nourrit le mythe de l’artiste dont l’unique dessein est d’exprimer et de défendre, la juste place de l’animal au sein de la grande peinture. Rosa Bonheur y consacrera sa vie d’artiste.

Elle décèdera en 1899, au château de By qu’elle pu acquérir dès ses 37 ans grâce à la vente du tableau Le marché aux Chevaux, veillée par Anna Klumpke, autre artiste qui partagera sa vie après le décès de Nathalie Micas qui participa, elle, à l’avènement artistique de sa chère Rosa.

Les ressources pour réaliser l'activité

« Mademoiselle Bonheur est une vraie animalière, franche, robuste, persistante. Son atelier est une basse-cour ; elle voyage avec l’arche de Noé. (…) Si elle n’entend pas chanter le coq, hennir le cheval, mugir la vache, elle se croit déshéritée. »
L'Artiste : journal de la littérature et des beaux-arts, 1858.

Souvent représenté comme faire-valoir d’une scène mettant l’Homme en valeur ou simple agrément d’un paysage, l’animal devient sujet à part entière dans la peinture animalière. Communément, si des bœufs figurent dans un tableau, c’est pour montrer le travail des champs, pour apporter un détail de nature, pour des raisons anecdodiques ou scientifiques comme dans la gravure issue de l’Agriculture Française illustrée, où Rosa Bonheur dépeint la Fenaison en Auvergne en 1855, œuvre commandée par l’Etat français pour l’exposition universelle de 1855.

La représentation à des fins scientifiques n’est pas exclue du travail de Rosa Bonheur mais elle est tout de même consacrée à la reconnaissance de l’animal comme sujet de qualité. Ainsi dans son estampe Boeuf, race Durham-Charollaise de 1845, elle se consacre à la fois à l’étude minutieuse des caractéristiques de la bête représentée tout en cherchant à rendre compte de la nature profonde de l’animal, massif et imposant,  en quasi majesté.  

La peinture réaliste à laquelle Rosa Bonheur peut aisément être rattachée est un courant artistique qui se concentre sur une représentation fine et surtout objective de la nature et des sujets réels. En réaction aux styles académique et romantique précédents, qui mettaient l'accent sur l'expression personnelle de l'artiste plutôt que sur la réalité, la peinture réaliste s’attache à représenter des paysages, des animaux, des gens et des scènes de la vie quotidienne avec simplicité et véracité. Ces sujets sont souvent étudiés d’après nature, les peintres sont en contact avec la vie réelle, non sublimée, juste appréciée telle quelle. Rosa Bonheur ira donc, dès son plus jeune âge, dans les forêts, la basse-cour ou les étables pour croquer les animaux domestiques. Tout le temps, pas monts et par vaux, en quête d’authenticité, elle adaptera sa garde-robes à son mode de vie artistique, préférant le pantalon aux toilettes féminines et en usera par le biais d’un permis de travestissement.

« Je porte la culotte, écrivait-elle, et trouve ce costume tout à fait naturel. La nature nous ayant donné à tous deux jambes, je ne comprends pas que les femmes qui travaillent surtout ne soient pas plus confortablement et plus proprement à leur aise, d'avoir deux manches dans le bas, pour trotter dans la boue, et monter en voiture. » Ces propos rapportés par la journaliste et militante féministe Hubertine Auclert, dans un article intitulé La robe du 26 décembre 1899 montrent combien Rosa Bonheur privilégiait son art à sa personne et à l’image qu’elle pouvait véhiculer dans une époque très patriarcale.

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« Vérité, harmonie, sentiment exquis de la nature, tout y est réuni. Quelle intensité de vie dans ces six bœufs aux formes superbes, traînant avec effort la charrue qui s'enfonce dans la terre lourde et grasse ! [...] Rien de cherché, rien de convenu ; c'est la nature prise sur le fait, dans sa simplicité grandiose. » 
Bulletin des beaux-arts : France de 1500 à nos jours, 1885.

Quel est le véritable sujet de cette peinture ? Le labeur des paysans comme témoignage d’un genre artistique dans la veine naturaliste ? Ou simplement les bœufs, ces animaux domestiques si tendrement étudiés et peints depuis toujours par Rosa Bonheur ?

Le tableau représente une procession de deux équipages, deux fois six bêtes et quatre hommes pour les guider, dans la campagne nivernaise. Le paysage représenté reste sauvage, un grand ciel bleu à peine taché de quelques nuages arrivant au-delà d’une épaisse forêt par la gauche. Peu de traces humaines si ce n’est ces larges sillons tranchant la terre encore humide. Il s’agit sans doute du sombrage, premier labour d’une parcelle de champ n’ayant pas encore été ensemencée, à l’automne si l’on en juge par les rares fleurs des champs encore présentes et venues à graine.

Si l’on détaille davantage l’œuvre, elle semble contenir plusieurs sujets, tous destinés à magnifier le thème principal : l’animal domestique.

Les hommes d’abord : ils sont presque tous cachés par les animaux. Du charrueur fermant la marche, au bouvier en bleu levant l’aiguillon au dessus des bêtes. Tous sont masqués peu ou proue par un des bœufs. Seul le laboureur à la chemise blanche et chapeau noir est entièrement visible bien que nimbé par l’ombre de son couvre-chef ; étant donné qu'il tourne le dos au soleil que l’on devine éclatant, il nous est impossible de distinguer son visage avec précision. Même les maisons dans la forêt font place à la nature et sont à peine distinguables. Aucun clocher, aucun village au loin. L’humanité est exprimée mais modestement, par petites touches sans prétention.

La terre quant à elle, est omniprésente. Elle occupe toute la partie basse de la toile sectionnée par deux grandes obliques. De la bouche même de Rosa Bonheur, cette terre s’avère nourricière : « J’avais bien aussi l’arrière-pensée de célébrer au moyen de mon pinceau l’art de tracer les sillons d’où part le pain qui nourrit l’humanité tout entière ». Cette terre labourée, brune et morcelée, c’est l’image du pain craquant et de sa croûte dorée. Le guéret (terre labourée et non ensemencée) est bientôt prêt.

Les bœufs à présent : deux formations de six, ils sont douze au total. De races locales, charolais-nivernais, blancs, beiges ou roux. Ils occupent à peu près le même espace sur la toile que la terre qu’ils contribuent à travailler. À la différence des hommes, plusieurs sont représentés dans leur entièreté. Les trois premiers visibles en plein centre sont tous différents, comme si Rosa Bonheur renouait avec ses précédents dessins lithographiés destinés à illustrer le Manuel de l’Agriculture française. Ces bêtes, attachées discrètement par une corde à leurs têtes cornues protégées par quelques poignées de paille, traversent la toile de gauche à droite dans un cortège silencieux. Elles ne semblent pas véritablement attelées, comme si le joug n’était pas présent. Les bœufs sont presque au naturel. Soucieuse de réalisme, Rosa Bonheur peint la bave aux museaux des bovidés. Mais c’est surtout la bête blanche, au centre de l’œuvre, qui attire le regard par son œil rond tourné vers le spectateur. Il semble regarder le curieux venu assister à la scène sans prendre part au travail.

La composition du tableau est d’une extrême simplicité. Il y a quelque chose d’évident et d’humble dans cette représentation. Trois espaces sont d’abord délimités : la terre, les bêtes, le ciel ; c’est la nature à l’œuvre. Trois lignes obliques tranchent la toile de gauche à droite, séparant la terre non travaillée de celle labourée, puis l’ensemble constitué par les animaux et les hommes, séparés à leur tour du ciel. Deux autres grandes lignes de construction viennent alors isoler la forêt du reste tout en formant une pointe venant montrer le museau du bœuf principal. Nous sommes bien loin du tumulte du Marché aux Chevaux que Rosa Bonheur peindra trois ans plus tard, même si des ressemblances frappantes dans la composition existent.

La lumière irradie la toile. Le soleil est présent comme en témoigne le ciel à peine cotonneux de quelques nuages au dessus des forêts. Les ombres sont courtes ce qui laisse à penser un horaire méridien pour ce labourage confirmant une saison avec des températures plus clémentes.

Ce tableau, commande de l’État français à Rosa Bonheur en 1848, remplit parfaitement son office : un hommage au monde agricole et paysan et surtout à l’animal auquel l’Homme doit son pain.

Cette œuvre fut accueillie positivement par la critique comme en témoigne le Bulletin des Beaux-Arts de 1885. Rosa Bonheur fit également l’admiration de ses pairs en proposant une nouvelle fois, un tableau d’une grande maîtrise picturale à en juger par les propos de Paul Cézanne rapportés par Ambroise Vollard : « Il me demanda ce que les amateurs pensait de Rosa Bonheur. Je lui dis qu'on s'accordait généralement à trouver le Laboureur nivernais très fort. "Oui, repartit Cézanne, c'est horriblement ressemblant". ». Dans la Revue de l’art ancien et moderne, Lucien Augé de Lassus écrira un an après la mort de l’artiste, combien cette œuvre représente la « plus belle gloire » de son auteure.

Les ressources pour réaliser l'activité

Étude documentaire

Dossier documentaire :

  • Rosa BONHEUR (1822-1899), Taureau couché, (18..). Lithographie de Jules Laurens d’après dessin de l’artiste. Recueil Etudes d’animaux. Département Estampes et photographies BnF, Paris.
  • Jules CHERET (1836-1932), Hippodrome au pont de l'Alma... Cinq boeufs dressés en liberté, 1882. Affiche 80x63 cm. Département Estampes et photographies BnF, Paris.
  • Katsushika HOKUSAI (1760-1849), Croquis d'animaux : boeufs et chevaux (Méthode pour apprendre à dessiner rapidement) (18..). Département Estampes et photographies BnF, Paris.

À partir du dossier documentaire, établir une analyse croisée et critique sur la vision du monde animal dans la société du 19e siècle. L’analyse devra s’appuyer sur des observations plasticiennes et proposer des hypothèses argumentées.

Note d'intention d'un projet d'exposition

En vous appuyant sur les caractéristiques plastiques et la composition du tableau, Labourage nivernais de Rosa Bonheur, et en respectant l’intégrité de l’œuvre, proposez et justifiez un projet d’exposition permettant de rendre compte du détail comme source d’interprétation. Selon quelles intentions, avec quels moyens, en mobilisant quelles ressources ?

Pour aller plus loin