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Parcours pédagogique

Voltaire et le fanatisme religieux

14 min de lecture
Traité sur la tolérance
En 1759, dans Candide, Voltaire met en scène le tremblement de terre qui a dévasté Lisbonne le 1er novembre 1755 : l’événement bouleverse profondément les mentalités et interroge durablement du point de vue religieux. Capitale d’un pays réputé pour sa foi catholique, Lisbonne ne semblait pas mériter ce châtiment. Pourquoi une pareille catastrophe le jour d’une fête catholique ? La philosophie du 18e siècle ne s'explique pas une telle manifestation de colère divine. L’Inquisition s’acharne, en vain, à chercher des coupables, les philosophes proposent une autre voie : Voltaire pose les bases d’une réflexion qui touche à la religion, à la croyance et à la tolérance. Il rejoint là des interrogations majeures au siècle des Lumières.

Ce parcours, pensé pour des lycéens en lettres ou en philosophie, propose de revenir sur la notion de fanatisme, d'en explorer l'histoire au 18e siècle, de le replacer dans la pensée des Lumières. Les textes et documents iconographiques proposés permettent également d'ouvrir vers des penseurs des 19e et 20e siècles.
Les ressources pour réaliser l'activité

Apparu en 1688, le mot « fanatisme » suit l’évolution sémantique de « fanatique », attesté dès le 16e siècle. Ce terme est issu du latin fanaticus, qui décrit l'état des prêtres de Cybèle ou d’Isis lorsqu’ils se livraient à des manifestations d’enthousiasme. En 1694, la première édition du Dictionnaire de l'Académie française définit le fanatique comme un « fou, extravagant, aliené d'esprit, qui croit avoir des visions, des inspirations. Il ne se dit guere qu'en fait de Religion. Les Illuminez, les Trembleurs sont fanatiques. cet homme est fanatique. ».

Au 18e siècle, le mot « fanatisme » est opposé à la philosophie, comme en témoigne l’article « Fanatisme » du Dictionnaire philosophique de Voltaire. Le philosophe explique la notion par la métaphore de la maladie : « Il n’y a remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal ; car, dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir, et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent par contre la peste des âmes ; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. »

Voltaire n'est pas le seul à condamner sans réserve le fanatisme, qui ignore les lois et corrompt les religions. Selon Victor Hugo, « rien n'égale la puissance de surdité volontaire des fanatismes » (William Shakespeare, 1864). Le philosophe Alain déplore l’aspect mécanique d’une pensée fanatique « car elle revient toujours par les mêmes chemins. Elle ne cherche plus, elle n'invente plus. Le dogmatisme est comme un délire récitant. Il y manque cette pointe de diamant, le doute, qui creuse toujours » (Propos sur des philosophes, 1961).

Les ressources pour réaliser l'activité

Plusieurs éléments symbolisent, pour les philosophes des Lumières, le fanatisme religieux. 

L'Inquisition et ses auto-da-fés

L’Inquisition est un tribunal religieux fondé par l’Église catholique en 1199 pour lutter contre les hérésies. Elle se développe en Espagne et au Portugal à partir de 1478, dans les dernières années de la Reconquista, conquête des royaumes islamiques espagnols par des rois catholiques. L’Inquisition devient notamment une force pour lutter contre les populations minoritaires juives et musulmanes, souvent contraintes à la clandestinité, mais aussi contre des courants mystiques comme les alumbrados.

Les inquisiteurs mènent des enquêtes pour démasquer des personnes considérées comme hérétiques. Ils recourent à des interrogatoires, à des pressions et à la torture : « soumis à la question », nombre d'innocents se voient ainsi condamnés au nom de Dieu.

Dans les territoires portugais et espagnols, la pratique de l'auto-da-fé (« acte de foi » en portugais) se développe à partir de la fin du 15e siècle. Ces longues cérémonies, où se succèdent processions, messes et serments d'allégeance, s'achèvent par l'exécution des peines des condamnés. Si l'Inquisition a pour objectif d’obtenir le repentir des accusés, elle s'en remet au pouvoir civil pour condamner à mort et allumer les bûchers. 

Voltaire, dans son Précis du siècle de Louis XV décrit les auto-da-fé comme un « acte de foi, que les autres nations regardent comme un acte de barbarie » et les décrit avec ironie dans Candide. Le philosophe s'inspire notamment pour la description de la cérémonie des illustrations l'Histoire de l’Inquisition de Goa de Charles Dellon (1688), fréquemment réimprimée au 18e siècle.

Questionnement pour accompagner l'étude de l'Essai sur les mœurs : quelles contradictions de l’Inquisition dénonce Voltaire ? Quelle est la place du roi, est-elle satisfaisante de son point de vue ? Que signale le terme « jurisprudence » à la fin du texte ?

Le mouvement janséniste

Le fanatisme religieux n’épargne pas les catholiques entre eux, parmi lesquels jésuites et jansénistes sont particulièrement persécutés au 18e siècle.

Mouvement spirituel et religieux, le jansénisme est né au début du 17e siècle. S'inspirant des doctrines de l'évêque hollandais Jansen (1585-1638), il proclame la nécessité d'une grâce divine efficace pour accéder au Salut. Il se diffuse notamment en France grâce au couvent de Port-Royal et au théologien Antoine Arnauld, mais est rapidement condamné par la papauté. Après une première confrontation et un moment de répit, il retrouve de la vigueur à la fin du 17e siècle, menant à la fermeture de l'abbaye de Port-Royal des Champs en 1710. 

Par ses doctrines radicales, qui prennent au 18e siècle une connotation moralte et politique plus affirmée, le jansénisme s’oppose à la fois à l’absolutisme royal et à certaines dérives de l’Église catholique. À la demande de Louis XIV, le pape condamne le jansénisme en 1713 par la bulle Unigenitus. Le conflit s’élargit et se diffuse dans l’ensemble de la société. Les jansénistes, que soutient une partie du clergé et des fidèles, mobilisent les avocats parisiens et s’appuient sur des magistrats sympathisants du Parlement, ce qui n'empêche pas le mouvement d'être interdit par la loi en 1730, provoquant de vives polémiques. Quelques grandes crises marquent son déclin progressif, comme les miracles et prophéties du cimetière Saint-Médard entre 1730 et 1732.

Les jésuites

La Compagnie de Jésus, fondée en 1540, constitue un groupe de prêtres pleinement investis dans le monde et prônant la réforme de l'Église par l'intérieur. Elle se signale rapidement par son activité prosélyte et éducative et acquiert rapidement un poids politique et religieux conséquent. Son aura se ternit à partir de la seconde moitié du 17e siècle, notamment dans les débats sur la grâce qui l'opposent aux Jansénites. 

Les philosophes des Lumières représentent les Jésuites comme un ordre religieux obscurantiste, hypocrite, perpétuel comploteur et instigateur de régicides, dont les membres sont asservis à une hiérarchie toujours étrangère aux pays qui les accueillent, leur rôle important dans l’enseignement et leur fonction de confesseurs des rois ne pouvant qu’empirer la situation. 

Cet antijésuitisme est largement partagé par beaucoup en Europe, s’alimentant de diverses polémiques. Il mène à l'expulsion des pères Jésuites de plusieurs États européens au cours du 18e siècle : Portugal (1759), France (1762-64), Espagne et Naples (1767), Parme (1768). En 1773, Rome dissout officiellement l'ordre, qui se maintient néanmoins dans certains territoires.

La persécution des protestants

Suspendue un temps par l'édit de Nantes (1598), la persécution des protestants reprend dès la prise en main du pouvoir par Louis XIV en 1661. L'édit de Fontainebleau porte le coup de grâce à la tolérance instaurée par Henri IV : il interdit le culte protestant dans le royaume de France, bannit les ministres du culte et interdit l'émigration des croyants protestants, les contraignant à la conversion. Face à la violence des dragonnades, nombre d'entre eux quittent la France ou pratiquent en cachette.

Au 18e siècle, le culte protestant est encore actif, notamment dans le sud de la France, quoique clandestin : c'est la période du Désert, marquée par plusieurs vagues de répression. Mais la répression est de plus en en plus difficile et mal acceptée par la population et les philosophes. En 1787, un nouvel édit de tolérance est proclamé par Louis XVI assurant au protestant un état civil et le droit de demeurer en France.

L'affaire Calas témoigne de l'évolution de la perception des protestant au cours du 18e siècle. À Toulouse, le 15 octobre 1761, Marc-Antoine Calas est trouvé pendu dans sa maison. Son père, le protestant Jean Calas, marchand de tissus, est accusé de l’avoir assassiné pour l’empêcher de se faire catholique. Il est condamné par le parlement de Toulouse et roué vif en mars 1762. Voltaire acquiert la certitude de l’innocence de Calas et porte l’affaire devant l’opinion pour obtenir la révision du procès. Il obtient un premier arrêt en faveur de Calas et en profite pour stigmatiser le fanatisme dans le Traité sur la tolérance (1763). Pour que l’affaire soit rejugée, la famille Calas doit se constituer prisonnière à Paris. Calas est finalement réhabilité en mars 1765.

Questionnement pour accompagner le Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas (1763) : Voltaire choisit de s’adresser directement à Dieu, pourquoi ? Qui sont les destinataires de son texte ?

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Le tremblement de terre

Le tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755 dévasta la ville : les trois secousses et le tsunami qui suivit firent entre vingt et cinquante mille victimes. Au-delà des dégâts matériels et humains, le séisme frappa les esprits tant était incompréhensible, pour l’idéologie de l’époque, un tel événement lors d’une fête catholique dans un pays réputé pour sa piété.

Peu de temps après la catastrophe, l'artiste portugais Manuel Tibério Pedegache Brandaô Ivo, écrivain et dessinateur, parcourt la ville et couche sur le papier ses destructions. Il nous fournit ainsi l'un des compte-rendus les plus précis de l'événement. Outre son récit, ses dessins sont gravés et rassemblés en album, mettant en images les conséquences du tremblement de terre. Leur analyse permet de montrer l'importance symbolique des monuments religieux (sur les six images, trois représentent des églises), dont les cierges allumés ont contribué au grand incendie qui a suivi le tremblement de terre.

Dans l’iconographie du désastre de Lisbonne rassemblée dans l’album, quels sont les monuments détruits le plus souvent représentés ? Pourquoi ? Comment se trouve traduite l’idée de mouvement et de renversement liée au tremblement de terre ? Quelle est graphiquement la place des hommes et des femmes dans cet univers détruit ? Que racontent ces représentations du système de pensée qui structure la société ?

La comparaison avec un événement plus récent, comme le tsunami de mars 2011 au Japon et de la catastrophe nucléaire qui en a résulté, du séisme en Haïti en janvier 2010 met en évidence les contrastes, en deux siècles, dans l'appréhension de l'événement, et notamment dans la disparition des aspects religieux.

Voltaire et le désastre de Lisbonne

Le tremblement de terre marque pour Voltaire un renversement dans sa pensée. Dans son Poème sur le désastre de Lisbonne, il remet en cause la philosophie Leibnizienne à laquelle il se ralliait pourtant dix ans plus tôt dans Zadig

Philosophes trompés qui criez  Tout est bien »,
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
[...]
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : « C'est l'effet des éternelles lois
Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ?
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
« Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes » ?

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Locke et la Lettre sur la tolérance

En 1689, dans Lettre sur la tolérance, Locke s’insurge face aux horreurs commises au nom de la religion. Il oppose le fer et le feu à l’Évangile et à l’exemple des bonnes mœurs, les dragons aux « légions célestes ». Locke pose la tolérance comme exigence d’autant plus nécessaire qu’elle est liée fondamentalement à l’Évangile. Son raisonnement, qui pointe les hypocrisies et les crimes sous couvert de la religion, conduit à la « nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l'exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre. »

Questionnement pour guider l'étude du texte de Locke : quels usages l’insupportent particulièrement ? Quelles sont ses conclusions quant à la légitimité des conversions contraintes et de ceux qui les imposent ? Pourquoi la tolérance est-elle pour lui nécessaire ? Quelle évolution majeure, et plus tardive, annonce cette analyse 

Sujet d'invention : En 1689, Locke rédige une Lettre sur la tolérance pour dénoncer les agissements coupables menés au nom de la religion. Observez dans l’actualité des conflits, des affrontements qui ont pour fondement une question religieuse, ou pour lesquels celle-ci est mentionnée et imaginez une « lettre sur la tolérance » contemporaine pour rendre compte de la situation et faire cesser ces crimes. Vous pouvez vous inspirer du texte de Locke pour analyser les faits, affuter votre raisonnement et rédiger une argumentation imparable !

Le texte de Locke peut être rapproche de l’article « Intolérance » écrit par Diderot dans l’Encyclopédie (1751). 

Questionnement pour guider l'étude du texte de Diderot : Qui sont les intolérants auxquels il s’adresse ? En affirmant : « L’instruction, la persuasion et la prière, voilà les seuls moyens légitimes d’étendre la religion », quels sont les moyens qu’il exclut radicalement ?

Voltaire et la bonne religion

Le siècle des Lumières exacerbe les tensions entre les philosophes et les ecclésiastiques qui veulent imposer leur loi. Voltaire en particulier lutte sans relâche contre l’obscurantisme religieux : il le condamne dans la  partie « Inquisition » de l'Essai sur les mœurs (1756), le dénonce dans Candide (1759). Son Dictionnaire philosophique sera cloué sur le torse du chevalier de la Barre, supplicié et décapité en 1766 à Abbeville pour blasphème – Voltaire l’évoquera dans l’article « Torture » d’une édition ultérieure. 

Au fil du temps, le désenchantement de Voltaire modifie sa réflexion sur la religion et la Providence. La critique se traduit dans Candide par des représentants de la religion qui s’adonnent au vol, à la luxure, à l’hypocrisie et sombrent dans les égarements du fanatisme. L’hostilité de Voltaire se porte non pas sur la religion mais sur son interprétation humaine et sur la place que celle-ci occupe dans l’ordre social ; il dénonce les représentants officiels de l’Église mais aussi les matérialismes systématiques pour qui la religion n’a plus aucune place.

Se dessine alors en creux une définition possible de la religion telle que la souhaiterait Voltaire et telle qu’elle apparaît dans la cinquième question posée dans l’article « Religion » du Dictionnaire philosophique 

« Après notre sainte religion, qui sans doute est la seule bonne, quelle serait la moins mauvaise ? Ne serait-ce pas la plus simple ? Ne serait-ce pas celle qui enseignerait beaucoup de morale et très peu de dogmes ? celle qui tendrait à rendre les hommes justes sans les rendre absurdes ? celle qui n’ordonnerait point de croire des choses impossibles, contradictoires, injurieuse à la Divinité et pernicieuses au genre humain, et qui n’oserait point menacer des peines éternelles quiconque aurait le sens commun ? […] celle qui n’enseignerait que l’adoration d’un Dieu, la justice, la tolérance et l’humanité ? »

Montesquieu et les liens entre État et religion

« Il est très utile que l'on croie que Dieu est. » : dans L'Esprit des lois, Montesquieu aborde la religion en philosophe politique. Nul volonté chez lui de déterminer laquelle est vraie, non plus que de réfléchir à une hypothétique « religion philosophique ». La religion fait partie des phénomènes forment l'esprit d'une nation : non seulement elle naît des circonstances spécifiques d'une société, mais elle en influence aussi les rouages. Offrant une morale au peuple, elle joue aussi le rôle d'un contre-pouvoir, s'imposant aux princes mêmes les plus despotes. C'est en ce sens que le philosophe considère que la religion est utile aux hommes, à condition d'en limiter le pouvoir et de ne pas pratiquer une intolérance indistincte.

L'originalité de cette pensée philosophique était déjà exposée dans les Lettres persanes, où Uzbek plaidait pour la coexistence pacifique de plusieurs religions dans un même État. Cette remise en cause quasi-explicite de la révocation de l'édit de Nantes entraîne une violente polémique, notamment dans les milieux jansénistes.

Les ressources pour réaliser l'activité

Aux 19e siècle, les notions de tolérance et de coexistence pacifique des religions laissent place, dans les écrits philosophiques, à de nouvelles considérations plus générales sur l'utilité des systèmes de croyance dans la société.

Si Marx fustige les religions en les qualifiant d'« opium du peuple », pour Auguste Comte, leur utilité est indéniable pour les sociétés. Les deux penseurs se rejoignent néanmoins dans une forme d'athéisme : dans la « religion de l'Humanité » promue par le positivisme, Dieu n'a plus sa place. Dogmes, rituels, clergé, liturgie doivent être mis au service de l'altruisme afin de fonder une société meilleure.

Au 20e siècle, la place laissée libre par les religions, mises à mal par les évolutions scientifiques, semble parfois être occupée par des idéologies radicales, voire mortifères. Bertrand Russell, philosophe et scientifique anglais de la première moitié du siècle, prend ainsi le terme de religion au sens large lorsqu'il étudie ses frictions avec la science au fil de l'histoire. Alain, quant à lui, s'attache à la question du fanatisme, qui prend une nouvelle dimension.

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