Découvrir, comprendre, créer, partager

Parcours pédagogique

Le blanc : inspiration et respiration du texte poétique

De la scriptura continua à la mise en page poétique
Par Cécile Melet
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard
Dans l'étude de la poésie et en particulier de la poésie moderne, la place du blanc dans l'interprétation des textes est primordiale. Comment la page s'orchestre-t-elle et comment le texte prend-il une résonance différente selon l'espace qu'il occupe ? Quel rythme le blanc imprime-t-il au texte ? Comment le sens des textes varie-t-il avec leur mise en page ? Quel espace laisse-t-il à la réflexion et à l'émotion ?
Pour mieux saisir comment les poètes, dans la littérature occidentale, se sont approprié le blanc pour faire résonner le noir du texte, ce parcours propose un détour dans le temps et dans l'espace. La confrontation de documents de différentes époques et différentes cultures permet en effet de répertorier les fonctions et les valeurs du blanc.
La première série de documents à explorer s'organise selon une ligne diachronique depuis un texte latin en scriptura continua jusqu’aux brouillons d'écrivains du 20e siècle. Dans cette première partie, les élèves découvrent que le blanc n'a pas toujours existé, qu'il a une fonction organisatrice dans la page à lire et qu'il est un espace de projection de l'imaginaire dans la page à écrire. La deuxième série met en regard des documents de sphères culturelles différentes. Elle permet de mettre en lumière d’autres rapports entre le texte et l'image. Après ce premier tour d'horizon, on ajuste la focale sur la période charnière pour la poésie occidentale du tournant du 19e et de la première moitié du 20e siècle. La découverte du texte de Mallarmé constitue un point de départ incontournable. Les pages de Marinetti, Iliazd, Leiris et enfin Apollinaire permettent de mesurer tout l'impact du blanc dans le déploiement de l'énergie visuelle et sonore du texte.  
Les ressources pour réaliser l'activité

L'écriture et les valeurs spécifiques à chaque culture ont fait naître des pratiques singulières dans l'interaction du blanc de la page et du noir du texte. Celle-ci influence nécessairement la lecture, l'enrichit d'un niveau supplémentaire d'interprétation. Ce surcroît de sens se matérialise en particulier dans le lien entre le texte et l'image, que l'image vienne s'intercaler dans le texte ou s'inscrire dans ses marges. Dans certains cas, le texte lui-même tend à devenir image et est investi d'une force particulière.

De la page à lire à la page à écrire

La confrontation des documents, page de manuscrits, page de livre imprimé et page de brouillon montre deux fonctions majeures du blanc : à la fois principe organisateur de la page et matrice où le texte s'élabore, le texte mais aussi son commentaire.

En effet, il est intéressant de s'arrêter sur le statut particulier de la glose qui est un texte qui dialogue avec le texte premier, confirmant que le blanc est bien l'espace où l'imaginaire s'investit. C'est l'occasion de rendre sensibles les élèves aux impacts de la révolution imprimée et d'introduire quelques repères clefs dans l'histoire de la page. La révolution imprimée a entraîné une coupure entre page écrite et page lue. Au Moyen Âge, la page écrite était directement présentée au regard du lecteur. Le support de l'écriture où le texte s'inventait ou se dictait, le parchemin, était en même temps le support de la lecture. Avec l'essor de l'imprimerie et de l'industrie papetière à la Renaissance, le scripteur, qu'il soit auteur ou copiste, est dépossédé de ce lien direct. L'éditeur s’intercale entre l’auteur et son lecteur.

Effet de surprise : l'absence du blanc

Dans les manuscrits grecs et latins anciens, les pages ont un aspect compact. L'œil glisse sur les lignes sans repère à quoi s'accrocher. Le texte s'inscrit dans un ou deux rectangles, les lettres, toutes de même calibre, sont serrées les unes à côté des autres, sans espace : c'est la scriptura continua, ou écriture continue. il faut attendre le 11e siècle pour voir une découpe nette du texte en mots par des espaces, en phrases par la ponctuation.

Piste pédagogique

Le texte ainsi compact nous semble difficile à déchiffrer. Les élèves sont invités à faire l’exercice sur un texte en français, d'abord en lecture silencieuse puis à voix haute. Pourquoi avons-nous du mal à lire un tel texte ? Qu'avons-nous dû faire pour pouvoir le déchiffrer puis le lire à voix haute ? Qu'apporterait le blanc dans une telle page ? Du coup, quelle fonction peut avoir le blanc dans une page ?

À l'origine des systèmes d'écriture alphabétique, il y a le désir de transcrire la continuité de la parole, de noter la chaîne des mots et des phrases sans interruption. On les conduit à s'interroger sur ce qu'apporterait le blanc dans une telle page et on note leurs hypothèses qui pourront se trouver infirmées ou validées par l'analyse des documents suivants. 

La fonction organisatrice du blanc dans la lecture

L'exploration de ces documents met en évidence les constances de la place du blanc et  ses fonctions dans l'organisation de la page, qu'elle soit manuscrite ou imprimée.

Piste pédagogique : où sont les blancs ?

En comparant les pages de la Bible dite de Saint-Maur-des-Fossés avec celles des Epîtres et satire d'Horace Les élèves sont invités à distinguer le blanc entre les mots, le blanc entre les paragraphes, le blanc des marges au centre et en bordure. Où trouve-t-on le blanc dans la page ? À quoi sert ce blanc ? Comment le blanc structure-t-il la phrase ? Pourquoi a-t-on pu le comparer à une ponctuation blanche ? Quelles sont les fonctions du blanc dans les marges ?

Piste pédagogique : le rôle de la marge, de la page carolingienne à la page imprimée de la Renaissance

La marge a une utilité pratique : espace du papier que l'on peut saisir sans craindre de cacher ou d'abimer le texte, espace nécessaire à la pliure et la reliure du codex. C'est aussi le lieu où une écriture peut se surajouter à l'autre, la glose faisant d'une page à lire de nouveau une page à écrire. Le blanc appelle à être rempli par la pensée du lecteur qui rentre en dialogue avec le texte. On peut utiliser pour cette étude un exemple de manuscrit avec des gloses, comme le Livre d'Isaïe du 13e siècle. À quoi servent les marges ? Que se passerait-il si la page imprimée n'avait pas de marge ?

Piste pédagogique : le blanc comme rythme du récit

Dans les rouleaux, notamment ceux produits en Extrême-Orient, le blanc donne le rythme à la page et structure le récit en séquences. L'image s'ajoute au texte pour illustrer les péripéties de l'histoire. L'étude du rouleau du Fukutomi Sôshi, histoire comique qui se déroule à Kyoto et met en scène un homme accompli dans l'art d'émettre des pets mélodieux, permet d'appréhender cette structuration narrative. L'écriture idéographique se lit dans le sens vertical. À votre avis dans quel sens se lit ce rouleau ? Grâce à quoi pouvez-vous le deviner ? Quelle part prennent respectivement le texte, les images et le blanc ? Quels commentaires pouvez-vous faire sur la fonction qu'occupe le blanc dans cette mise en page ?

Le blanc, espace de projection de l'imaginaire dans l'écriture

Dans la tradition occidentale, la distinction entre la page à écrire et la page à lire est le fruit d'une évolution marquée par la révolution de l'imprimerie qui a opéré la coupure entre la page, écrite sous la dictée ou copiée, et la page imprimée qui a en partie échappé au scripteur. Le brouillon de l'écrivain est apparu dans cet écart en devenant cet espace intime qui constitue l'antichambre du texte publié. La page de brouillon est cet espace où l'imaginaire de l'écrivain se projette pour prendre forme, par étapes successives. Déréglée, elle révèle une pensée en mouvement, un texte en train de s'élaborer, quand la page écrite de la main du scribe médiéval montre au contraire un texte qui se dépose sur la page.

Piste pédagogique : la page blanche

On demande aux élèves de réactiver les expériences qu'ils ont eux-mêmes de la page blanche, et de les confronter avec ce qu'ils peuvent deviner des processus à l'œuvre dans une page de manuscrit médiéval, un brouillon de Bataille et un de Jules Romain

Quelle différence majeure y a-t-il entre la page manuscrite carolingienne et la page manuscrite de Bataille ? Comment s'explique le dérèglement de la page de Bataille ? Quelle sont la place et la fonction données au blanc de la page dans le brouillon de Bataille et dans celui de Jules Romain ?

Piste pédagogique : le blanc comme poétique du vide

La tradition extrême-orientale donne au blanc une place importante dans la création artistique, le vide étant dans le taoïsme assimilé à la matrice du souffle primordial qui anime la peinture. Le vide dialogue avec le plein pour construire l'œuvre. L'analyse de ce concept peut passer par l'observation d'une peinture ou d'une calligraphie.

Quelles impressions se dégagent ? D'où vient le caractère poétique ? Quel statut a le texte par rapport à l'image ? Dans cette interaction entre l'image et le texte, quelle fonction occupe le blanc ?

Synthèse

Au terme de cette exploration, on peut aboutir à une première synthèse sous forme de typologie des fonctions du blanc :

  • Fonction organisatrice dans la page à lire
    • le blanc entre les mots et les phrase est un élément de ponctuation
    • le blanc entre les paragraphes, les rubriques et les chapitres permet d'organiser et de mettre en valeur le texte
    • le blanc de la marge ceinture le texte, ou s'emplit de la glose proposée au lecteur
  • Fonction d'appel à l'écriture
    • le blanc de la marge est une invitation aux annotations du lecteur
    • le blanc du brouillon invite à le noircir
Les ressources pour réaliser l'activité

Les poètes, avec la révolution typographique liée à l'essor de l'imprimerie industrielle au 19e siècle, ont réinvesti les valeurs d'image de l'écriture alphabétique et opéré un rapprochement avec le monde idéographique. Les écritures alphabétiques ont tendance à affaiblir la valeur d'image de l'écriture contrairement aux écritures idéographiques. Par les jeux du blanc et de la typographie l'image reprend ses droits dans l'écriture ; le blanc permet de rendre visible l'invisible et concourt à la polysémie qui est le propre de la poésie.

Mallarmé a saisi mieux que quiconque comment la page imprimée, avec l'utilisation du code typographique, pouvait renouer avec la valeur d'image de la lettre. Les oeuvres de Marinetti, Iliazd et Leiris donnent des exemples manifestes de cette libération des énergies sonores et visuelles des textes. Enfin, les Calligrammes d'Apollinaire constituent un point d'aboutissement de ce glissement du texte vers l'image.

Le coup de maître de Mallarmé

Poème typographique, Jamais un coup de dés n'abolira le hasard oblige le lecteur à se faire l'interprète de signes formels et non sémantiques. L'approche du texte peut jouer tout d'abord sur l'effet de surprise à la vue de la page, puis sur un travail de mise en voix, voire en espace, en classe et/ou enregistré. La lecture de la préface permet ensuite de mieux comprendre le choix du poète.

En quoi cette mise en page est-elle surprenante ? Quel rapport faites-vous entre le titre et la mise en page du texte ? Comment s'organisent les deux pages entre elles ? Comment la lecture à voix haute peut-elle restituer les effets de mise en page ?

L'oralisation du texte conduit les élèves à des choix tranchés quant à l'interprétation du blanc. La mise en voix matérialise la densité du blanc, sa valeur musicale qui s'ajoute à la force visuelle qui s'en dégage.

Le blanc et l'énergie sonore du texte

Ces valeurs se retrouvent dans l'œuvre de F. T. Marinetti, « Les Mots en liberté ». Le jeu de la typographie et du blanc dégage une énergie irrésistible. La page explose littéralement sous la force de l'onomatopée. Le texte devient l'image même de cette explosion.

Quelle impression laisse la page ? Quelle énergie a-t-on envie de mettre dans la lecture du texte ? Y a-t-il un ordre possible à cette lecture ? Quel rôle joue la typographie ? Le blanc ?

Le blanc et l'énergie visuelle du texte

L'œuvre de Marinetti peut être comparée avec celle d'Iliazd, Ledentu le phare, et celle de Leiris, Glossaire, j'y serre mes gloses. Les deux permet de découvrir une autre forme de vibration jouant sur l'énergie visuelle.

L'approche des textes de Leiris s'inscrit dans cette dynamique de libération de l'énergie visuelle du texte. Le mot « fronde » fait face à une liste de substantifs accompagnés de leur définition sous forme de phrases nominales, liste dans laquelle il pourrait s'intercaler. Lui aussi se définit dans la combinaison de plusieurs substantifs apparemment assez éloignés de son sens littéral. C'est donc le travail d'inférence du lecteur qui va permettre d'aboutir, grâce à l'absence de syntaxe et à la mise en page chorégraphiée, à une interprétation singulière. Celle-ci se trouve enrichie des multiples sens de lecture qu'apportent le jeu sur la typographie et la mise en espace des mots. La pointe appuyée du A matérialise le projectile bientôt porté par le « vent », quand la linéarité de la conjecture s'oppose aux lignes brisées de l'aventure. Mais toutes les « conjectures » du lecteur se retrouvent ressaisies dans une vision homogène de l'objet qui apparaît à travers le calligramme des mots qui le définissent.

Les Calligrammes d'Apollinaire

Les textes de Leiris jouent sur une mise en espace des mots  qui rentrent ainsi en résonance. Les Calligrammes d'Apollinaire, manuscrits ou imprimés, figurent plus directement ce dont ils parlent. Comme le texte de Mallarmé, ils font date dans l’histoire littéraire même s’ils s’inscrivent dans une tradition.
Les poèmes figurés renvoient en effet à la tradition grecque du technopaegnion, ancêtre du calligramme. Dans le monde romain, les premières tentatives s’observent surtout au 4e siècle, avec les carmina figurata de Porphyre Optatien, dédiées à l’empereur. Ce genre sera repris par les poètes de la cour de Charlemagne et influencera le futur évêque de Mayence Raban Maur. On le retrouve aussi dans le monde islamique et en Extrême-Orient.

Apollinaire reprend à son compte cette tradition, mais il l'ancre dans les origines de l’écriture et l’inscrit dans la modernité. Il connaissait les expériences antérieures de calligrammes. Cependant, lorsque Fagus compare son travail à « la poésie figurative qui fit les délices de nos ancêtres » (Paris Midi du 20 juillet 1914), il répond : « dans ma poésie je suis simplement revenu aux principes puisque l'idéogramme est le principe même de l'écriture. Cependant, entre ma poésie et les exemples de M. Fagus, il y a juste la même différence qu'entre telle voiture automobile du XVI° siècle, mue par un mouvement d'horlogerie, et une auto de course contemporaine. »

Que perçoit le lecteur du texte dans une première approche ? L'image ou le sens des phrases ? Comment lire ces textes ? Y a-t-il exacte concordance entre le sens des phrases et les figures qu'elles dessinent ? Qu'apporte la mise en scène à l'interprétation du texte ?

Qu'ils soient manuscrits ou typographiés, les Calligrammes d'Apollinaire opèrent l'ultime glissement du texte à l'image : le blanc permettait d'inscrire dans la marge l'image en surcroît du texte, ici c'est le texte qui se fait image. Cette matérialité du texte, rendue possible par le blanc de la page, donne une épaisseur supplémentaire à la vocation métaphorique du texte poétique. L'écriture dans la poésie moderne redevient capable à la fois de dire et de dessiner le monde.

Une fois saisies toutes les valeurs et les fonctions du blanc, c'est au tour des élèves, à la suite des poètes, de se les approprier, dans une démarche réflexive et critique ou dans une démarche créative. Les élèves pourront se faire tour à tour auteurs, éditeurs et critiques. Ils auront l'occasion de se confronter à la page blanche, de se familiariser avec les outils de base du traitement de texte, d'élaborer une argumentation appuyée sur un lexique technique maîtrisé pour rendre compte de leur démarche, de développer leurs compétences orales en échangeant leurs idées et en s'essayant à la lecture expressive des textes produits.

Distinguer les mises en page d'un texte en prose et d'un texte poétique

On propose un texte bref sans aucune mise en forme, en scriptura continua, et on demande aux élèves de le mettre en page à l'aide d'un traitement de texte de base. Le même exercice est proposé avec un texte poétique court.

Après projection en classe d'une sélection de textes, on échange sur les différentes valeurs du blanc selon la nature des textes. Puis on demande une petite argumentation qui fasse la synthèse des remarques faites en classe, avec comme contraintes de mettre en page son texte et d'employer dans ses analyses le vocabulaire de la typographie découvert dans le glossaire du site.

Du brouillon à la page publiée

On propose un travail d'écriture sous contraintes, écriture de forme brève type haïku, ou au contraire libérée, type écriture automatique, cadavres exquis… les élèves écrivent sur une feuille blanche.

Les élèves tapent leur texte d'abord sans le mettre en forme puis, à la suite de la version brute du texte, ils proposent une mise en page inventive qui fasse sens. Les poèmes sont mis en commun et font l'objet d'une publication à l'aide d'un logiciel d'édition ou sous la forme d'un recueil numérique : les élèves sont alors placés dans la posture de l'éditeur qui est confronté à des problèmes techniques et à des choix éditoriaux.

Ce travail peut être prolongé par un retour réflexif sur les différentes valeurs du blanc à travers les différentes étapes de l'écriture, de la page à écrire à la page à lire.  Il peut aussi donner lieu à une initiation au commentaire en amenant les élèves à construire une argumentation sur les choix de leur mise en page et le surcroît de sens qu'elle apporte à leurs textes. Il peut alors être intéressant de confronter les analyses des élèves-auteurs avec celle des élèves-lecteurs pour faire prendre conscience des intentions du texte qui peuvent dépasser celles des auteurs.

De la page écrite à la page lue : faire entendre le blanc du texte

Les élèves écrivent et mettent en page leur texte. -  A chaque étape, ils proposent une lecture de leur texte en se servant d'un logiciel libre de capture de son : par la confrontation des lectures de la version brute du texte et de sa version élaborée, on pourra ainsi mesurer l'impact du blanc dans la rythmique et l'émission sonore du texte, la lecture expressive devant rendre compte des intentions rendues visibles par la mise en page.

Il pourra être intéressant également de confronter les lectures expressives d'un même texte.

Sur le même sujet

Pour aller plus loin