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La page, espace laboratoire de l'écrivain ?

Les Larmes d’Éros de Georges Bataille
Les Larmes d’Éros de Georges Bataille

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À sa manière, la page de brouillon est un espace d'organisation, où l'auteur structure sa pensée dans les limites du papier.

Tout le temps que dura la tradition manuscrite du livre, la page fut en même temps et indissociablement support d'écriture et de lecture.
L'imprimerie va opérer la séparation radicale de ces deux pages : la page à écrire et la page à lire.

La fabrication de la page imprimée échappe désormais totalement à l'auteur, mais la page de brouillon peut dès lors devenir son territoire exclusif, espace entièrement privé où l'écrivain, dégagé de toute obligation de lisibilité, dialogue avec lui-même.

Versant secret de l'écriture, dédié à l'invention et à la trouvaille, le brouillon d'écrivain est une page sauvage, « déréglée », qui ignore la domestication contraignante des pages à lire et les tyrannies de leur rigoureux quadrillage. Si la page à lire s'appuie sur les ressources pédagogiques de la mise en pages, le brouillon d'écrivain, imprimé ou manuscrit, témoigne en revanche des ressources heuristiques d'un espace où le vide a force d'appel, où le blanc instaure une distance qui permet le passage de l'anecdotique à l'essentiel.

Trésors à présent soigneusement conservés, les brouillons d'écrivains, que l'on appelle plutôt les « manuscrits » d'écrivains, révèlent au lecteur attentif la face cachée de l'œuvre en devenir. La page blanche griffonnée de signes noirs, parfois ordonnée, parfois illisible, est le miroir des rapports intimes et personnels du créateur avec sa propre écriture. Comment a-t-il franchi le seuil face au vide de la page vierge ?

Espace d'écriture privé, cette page est un monde où rien n'est encore défini mais où tout est possible : il n'y a pas de règles, chaque écrivain s'approprie l'espace de la feuille blanche selon ses habitudes de travail et ses propres pulsions, suivant des codes d'écriture tout à fait personnels. Tout y est permis, on est libre de raturer, d'investir les marges, d'écrire entre les lignes ; de partir dans toutes les directions, de laisser des blancs en suspens, en attendant que vienne le texte, « on ne sait d'où » (Jacques Neefs).

La page pour l'écrivain est avant tout son espace de travail, atelier ou laboratoire, lieu de recherche et d'expérimentation où la matière première de sa création connaîtra des mutations constantes avant que l'œuvre ne prenne sa forme définitive.

Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains
Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains |

© Bibliothèque nationale de France

Ces premières pages, parfois simplement des notes griffonnées au hasard sur un bout de papier, sont des esquisses qui préparent le livre à venir, le point de départ d'une quête de la juste expression : on y sent encore la présence de l'auteur, avec ses trouvailles, ses rêveries, ses repentirs, ses ajouts. Le choix de la version définitive, qui sera figée à jamais pour le public, n'est qu'un choix parmi beaucoup d'autres, peut-être voulu, peut-être imposé, peut-être trouvé par hasard. Et tous les abandons derrière ce choix final sont autant de possibles qui ne verront jamais la lumière du jour.

La Légende de saint Julien l’Hospitalier
La Légende de saint Julien l’Hospitalier |

Bibliothèque nationale de France

Le cadre de la page met des limites physiques aux débordements de l'imaginaire et constitue le « premier jet » de l'inspiration. Immédiatement perceptible, la page donne la mesure au texte, qui ne se conçoit souvent qu'au recto : tourner la page est un danger, un risque de tomber dans l'inconnu !

La page de brouillon, jardin intime de l'écrivain, n'est pas destinée à être lue par quiconque autre que son auteur ; cependant, sa pensée, versée sur la feuille blanche, cesse déjà de lui appartenir... Certains comme Hugo, Mallarmé ont eu le souci de ce regard que l'on ne manquerait de poser sur leurs brouillons après leur mort. D'où des œuvres d'art presque achevées... Brouillon manuscrit, tapuscrit ou saisi à l'ordinateur, le choix du support et de l'outil d'écriture joue aussi un rôle important dans l'acte d'écrire. Avec les nouveaux supports, qui occultent les processus de fabrication du texte et ses innombrables repentirs, le brouillon d'écrivain est-il appelé à disparaître ?

L’Homme qui rit de Victor Hugo
L’Homme qui rit de Victor Hugo |

© Bibliothèque nationale de France

Une fille d’Ève d’Honoré de Balzac
Une fille d’Ève d’Honoré de Balzac

Le plus souvent, la page manuscrite de l'écrivain obéit aux conventions héritées de la longue tradition du codex. De la même façon qu'il respecte le cadre de la page, l'auteur crée ses marges, comme pour se donner les limites nécessaires au foisonnement d'une imagination parfois débordante. La marge dédouble le brouillon, elle est ce lieu privilégié où la pensée peut avoir un regard sur elle-même, le lieu où le texte se renouvelle au fur et à mesure des relectures successives. Un dialogue se noue alors entre l'écrivain et lui-même, à travers les relations qu'entretiennent le texte central, ébauche en construction, et les commentaires, les indications d'ajouts ou de retraits possibles. La page avec ses marges se dessine en plusieurs temps : chaque nouvel ajout modifie l'ensemble, visible et lisible, de la page. Ces modifications se font rarement dans la continuité temporelle - l'antériorité d'un texte par rapport à un autre pouvant être d'un instant ou de plusieurs mois. Il s'en dégage une impression de profondeur, de mise en abyme du texte lui-même.

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