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Extrait

Les oiseaux

Herman Melville, Moby Dick, 1851

– Les oiseaux !... les oiseaux ! cria Tashtego.

En longue file indienne, tels des hérons prenant leur vol, les oiseaux blancs se dirigeaient tous vers la pirogue d'Achab, et lorsqu'ils s'en furent approchés ils commencèrent à battre des ailes au-dessus de l'eau en tournoyant, avec des cris joyeux d'attente. Leur œil était plus aigu que celui de l'homme, Achab ne voyait rien sur la mer. Mais soudain, tandis qu'il scrutait encore et encore les profondeurs, il y discerna un point blanc pas plus gros qu'une hermine et qui montait et augmentait de volume à une vitesse surprenante, jusqu'à ce que, se retournant, il montrât brusquement les deux longues rangées crochues de ses dents éblouissantes remontant des abîmes indiscernables. C'était la gueule ouverte de Moby Dick et sa mâchoire tordue. Sa masse énorme, ombrée, était encore à demi dissimulée dans l'azur marin. Cette bouche éclatante bâillait juste sous la baleinière telle la porte ouverte d'une tombe de marbre. D'un long coup de son aviron de queue, Achab écarta l'embarcation de cette effrayante apparition. Puis, ordonnant à Fedallah de changer de place avec lui, il passa à l'avant, et, saisissant le harpon de Perth, il dit à ses hommes d'empoigner leurs avirons et d'être prêts à culer.

Grâce à cet opportun mouvement de rotation sur son axe, la proue est amenée à l'avance face à la tête de la baleine alors que celle-ci est encore sous l'eau. Mais comme s'il avait compris ce stratagème, avec l'intelligence maligne qu'on lui attribuait, Moby Dick se rejeta aussitôt sur le côté et plaça sa tête ridée par le travers sous la baleinière.

De part en part, l'embarcation frémit de tous ses bordés, tandis que la baleine, renversée obliquement sur le dos à la manière du requin qui mord, prenait lentement et délibérément l'étrave à pleine gueule de sorte que l'étroite et longue mâchoire inférieure, en volute de violon, se courba en l'air et que l'une de ses dents se prit dans une dame de nage. La blancheur nacrée tapissant l'intérieur de la mâchoire se trouvait à six pouces de la tête d'Achab et la surplombait. Dans cette posture, la Baleine blanche secouait maintenant le mince bois de cèdre à la manière précautionneuse dont un chat cruel secoue une souris. Fedallah, les bras croisés, contemplait la scène sans étonnement, mais les hommes couleur de tigre se bousculaient, cul par-dessus tête, pour se réfugier le plus possible à l'extrême arrière.

Les plats-bords souples plièrent en dedans et en dehors, cependant que la baleine folâtrait de cette façon diabolique avec l'embarcation en perdition, et comme son corps se trouvait sous la baleinière, on ne pouvait le harponner de l'avant, la proue étant, si l'on peut dire, en lui, et tandis que les autres pirogues s'étaient involontairement arrêtées dans l'attente d'un dénouement rapide et inévitable, alors le dément Achab, rendu furieux par le contact tentateur avec son ennemi qui le tenait, tout vif et impuissant, entre ces mâchoires mêmes qu'il haïssait, comme un forcené empoigna de ses mains nues le long os et lutta sauvagement pour lui faire lâcher prise. Tandis qu'il s'efforçait ainsi en vain, la mâchoire glissa loin de lui, les frêles plats-bords se courbèrent et s'effondrèrent en craquant, comme se refermaient, telles d'énormes cisailles, les mâchoires qui, mordant un peu plus en arrière, coupèrent complètement l'embarcation en deux et se verrouillèrent dans l'eau entre les deux épaves flottantes. Celles-ci s'écartèrent l'une de l'autre, les extrémités brisées abaissées, et dans la moitié arrière de la pirogue l'équipage s'agrippait aux plats-bords et tentait de se cramponner aux rames pour s'éloigner.

Dans l'instant qui précéda le happement de la baleinière, Achab devinant le premier l'intention de la baleine à la façon adroite dont elle dressa la tête, eut sa prise arrachée et fit, de sa main, un ultime effort pour soustraire l'embarcation à ses mâchoires. Mais celle-ci s'inclina sur le côté en pénétrant plus avant dans la bouche de la baleine et comme il se penchait pour pousser, il fut projeté à l'eau la tête la première.

Se retirant, dans un clapotis, à distance de sa proie, Moby Dick leva à la verticale sa tête blanche allongée, et l'abaissa tour à tour dans les lames, tournant en même temps avec lenteur son corps fuselé, de sorte que lorsque son vaste front ridé émergea - à quelque vingt pieds ou plus hors de l'eau — les vagues qui, maintenant, enflaient se pressèrent et se brisèrent en gerbes étincelantes autour de lui et jetèrent vindicativement plus haut leur écume tremblante, de même que, lors d'une tempête, les vagues déroutées de la Manche, ne se retirent du pied du phare d'Eddystone que pour le couronner d'écume.

Mais reprenant bientôt sa position horizontale, Moby Dick mena une ronde rapide autour des hommes naufragés, brassant l'eau dans son sillage vengeur comme s'il se préparait à un assaut plus redoutable encore. La vue de la pirogue en éclats parut l'enrager, comme le sang des raisins et des mûres jetés devant les éléphants d'Antiochus dans le livre des Macchabées. Pendant ce temps Achab, à demi étouffé par l'écume soulevée par la queue insolente de la baleine, trop infirme pour nager put se maintenir en surface, même au cœur d'un tel tourbillon ; sa tête apparaissait comme une bulle ballottée que le moindre heurt pouvait faire éclater. De la poupe brisée, Fedallah le regardait avec une paisible indifférence. A l'autre extrémité en dérive, l'équipage cramponné ne pouvait lui être d'un quelconque secours, il suffisait aux hommes d'avoir à s'occuper d'eux-mêmes. La révolution terrifiante de la Baleine blanche, la rapidité planétaire avec laquelle elle resserrait ses anneaux était telle qu'elle semblait vouloir fondre sur eux. Et bien que les autres baleinières fussent intactes et se trouvassent à peu de distance, elles n'osaient pénétrer au cœur du tourbillon pour frapper, de crainte de donner le signal de destruction des naufragés en péril, tant d'Achab que des autres, et de perdre tout espoir d'échapper eux-mêmes. Sans la perdre un instant des yeux, les hommes restèrent, dès lors, au bord de cette zone lugubre dont la tête d'Achab était devenue le centre.

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 133, p. 546-549.
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