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Extrait

Les tombeaux

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1788
Après la mort de Virginie, noyée dans le naufrage de son navire, Paul meurt à son tour de désespoir. Les deux jeunes gens sont bientôt rejoints par leurs mères dans le trépas. Tous sont enterrés côte à côte.

On a mis auprès de Virginie, au pied des mêmes roseaux, son ami Paul, et autour d’eux leurs tendres mères et leurs fidèles serviteurs. On n’a point élevé de marbres sur leurs humbles tertres ni gravé d’inscriptions à leurs vertus ; mais leur mémoire est restée ineffaçable dans le cœur de ceux qu’ils ont obligés.
Leurs ombres n’ont pas besoin de l’éclat qu’ils ont fui pendant leur vie ; mais si elles s’intéressent encore à ce qui se passe sur la terre, sans doute elles aiment à errer sous les toits de chaume qu’habite la vertu laborieuse, à consoler la pauvreté mécontente de son sort, à nourrir dans les jeunes amants une flamme durable, le goût des biens naturels, l’amour du travail, et la crainte des richesses.
La voix du peuple, qui se tait sur les monuments élevés à la gloire des rois, a donné à quelques parties de cette île des noms qui éterniseront la perte de Virginie. On voit près de l’île d’Ambre, au milieu des écueils, un lieu appelé la PASSE DU SAINT-GÉRAN, du nom de ce vaisseau qui y périt en la ramenant d’Europe. L’extrémité de cette longue pointe de terre que vous apercevez à trois lieues d’ici, à demi couverte des flots de la mer que le Saint-Géran ne put doubler la veille de l’ouragan pour entrer dans le port, s’appelle le CAP MALHEUREUX ; et voici devant nous, au bout de ce vallon, la BAIE DU TOMBEAU, où Virginie fut trouvée ensevelie dans le sable, comme si la mer eût voulu rapporter son corps à sa famille, et rendre les derniers devoirs à sa pudeur sur les mêmes rivages qu’elle avait honorés de son innocence.
Jeunes gens si tendrement unis ! mères infortunées ! chère famille ! ces bois qui vous donnaient leurs ombrages, ces fontaines qui coulaient pour vous, ces coteaux où vous reposiez ensemble, déplorent encore votre perte. Nul depuis vous n’a osé cultiver cette terre désolée, ni relever ces humbles cabanes. Vos chèvres sont devenues sauvages ; vos vergers sont détruits ; vos oiseaux sont enfuis, et on n’entend plus que les cris des éperviers qui volent en rond en haut de ce bassin de rochers. Pour moi, depuis que je ne vous vois plus, je suis comme un ami qui n’a plus d’amis, comme un père qui a perdu ses enfants, comme un voyageur qui erre sur la terre, où je suis resté seul.
En disant ces mots, ce bon vieillard s’éloigna en versant des larmes, et les miennes avaient coulé plus d’une fois pendant ce funeste récit.

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Paris, Masson fils, 1839, pp. 363-367.
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