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Extrait

La scène des nœuds

Crébillon fils, Les Égarements du cœur et de l’esprit, 1736
Cet extrait montre toute l’inexpérience de Meilcour dans les usages du monde et l’idée que Madame de Lursay se fait de l’amour.

Enfin on nous laissa ensemble. Je ne me vis pas plutôt seul avec elle que je fus saisi de la plus horrible peur que j’aie eue de ma vie. Je ne saurais exprimer la révolution qui se fit dans tous mes sens. Je tremblais, j’étais interdit. Je n’osais regarder Madame de Lursay : elle s’aperçut aisément de mon embarras, et me dit, mais du ton le plus doux, de m’asseoir auprès d’elle sur un sopha où elle s’était mise. Elle y était à demi couchée, sa tête était appuyée sur des coussins, et elle s’amusait nonchalamment et d’un air distrait, à faire des nœuds. De temps en temps elle jetait les yeux sur moi d’une façon languissante, et je ne manquais pas dans l’instant de baisser respectueusement les miens. Je crois qu’elle voulut attendre par méchanceté que je rompisse le silence : enfin, je m’y déterminai.
 Vous faites donc des nœuds, madame ? lui demandai-je d’une voix tremblante.
À cette intéressante et spirituelle question, Madame de Lursay me regarda avec étonnement. Quelque idée qu’elle se fût faite de ma timidité et du peu d’usage que j’avais du monde, il lui parut inconcevable que je ne trouvasse que cela à lui dire. Elle ne voulut pas cependant achever de me décourager, et, sans y répondre :
 Je suis, me dit-elle, fâchée quand j’y songe que vous soyez resté ici, et je ne sais à présent si ce stratagème que nous avons d’abord trouvé si heureux fera l’effet que nous avons imaginé.
 Je n’y vois point d’inconvénients, répondis-je.
 Pour moi, repartit-elle, je n’en vois qu’un, mais il est terrible. Vous m’avez trop parlé tantôt, et je crains qu’on n’ait deviné ce que vous me disiez. Je voudrais qu’en public vous fussiez plus circonspect.
 Mais, madame, repartis-je, il est impossible qu’on m’ait entendu.
 Ce ne serait pas une raison, répondit-elle. On commence toujours par médire, sauf après à examiner si l’on a eu de quoi le faire. Je me souviens que nous nous sommes entretenus longtemps et sur une matière qui ne vous laisse point un air indifférent. Quand on dit à quelqu’un qu’on l’aime, on cherche à le lui persuader, et le discours ne partît-il pas du cœur, il anime toujours les yeux. Moi qui vous examinais par exemple, il me semblait que vous aviez plus de feu, plus de tendresse que vous ne croyiez peut-être vous-même. C’était sans que vous le voulussiez, même sans que la chose vous touchât assez pour qu’elle altérât votre physionomie ; cependant, je la trouvais changée. Je crains qu’un jour vous ne soyez trompeur, et je plains d’avance celles à qui vous voudrez plaire. Vous avez un air vrai, votre expression est passionnée, elle peint le sentiment avec une impétuosité qui entraîne et je vous avouerai… Mais non, ajouta-t-elle en s’interrompant et avec un air confus, il ne me servirait de rien de vous dire ce que je pense.
 Parlez, madame, lui dis-je tendrement. Rendez-moi, s’il se peut, digne de vous plaire.
 De me plaire ! reprit-elle. Ah ! Meilcour, c’est ce que je ne veux pas, et supposé que vous en ayez eu le dessein, n’y pensez plus, je vous en conjure. Quelques raisons que j’aie de fuir l’amour, quelque peu même qu’il semble être fait pour moi, peut-être m’y rendriez-vous sensible. Ciel ! ajouta-t-elle tristement, serais-je réservée à ce malheur, et ne l’aurais-je évité jusqu’ici que pour y tomber plus cruellement !
Ces paroles de Madame de Lursay, et le ton dont elle les prononçait, me jetèrent dans un attendrissement où je ne m’étais jamais trouvé, et qui me pénétra au point que je ne pus d’abord lui répondre. Pendant le silence mutuel où nous restâmes quelque temps, elle paraissait plongée dans la rêverie la plus accablante : elle me jetait des regards confus, levait les yeux au ciel, les laissait retomber tendrement sur moi, semblait les en arracher avec peine. Elle soupirait avec violence, et ce désordre avait quelque chose de si naturel et de si touchant, elle était si belle dans cet état, elle me pénétrait de tant de respect, que quand je n’aurais pas eu déjà le désir de lui plaire elle me l’aurait sûrement fait naître.

Crébillon fils, Les Égarements du cœur et de l’esprit, Partie 1, Paris : Prault, 1736, p. 142-147.
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