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Extrait

Anti-portrait

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Mais toutes ces erreurs ne sont pas étonnantes, après tout. Pensez-y ! La plupart de ces dessins ont été faits d'après des poissons échoués, ce qui équivaut à représenter un navire d'après une épave. Comment dès lors, l'échine brisée, le noble animal aurait-il la fringante fierté de sa coque et de sa mâture ? Si les éléphants ont posé en pied, jusqu'à ce jour, le léviathan n'est pas encore sorti de l'eau pour faire faire son portrait. La baleine vivante, dans toute sa majesté et dans toute sa signification, ne peut être vue que dans les profondeurs insondables. Lorsqu'elle vient en surface, sa quille énorme demeure invisible comme celle d'un vaisseau de ligne dès qu'il a été lancé et, hors de cet élément il sera à jamais impossible à l'homme mortel de la hisser en l'air tout en lui conservant ses courbes puissantes et son rythme onduleux. Je ne parle pas de la différence de forme qui existe sans aucun doute entre un baleineau à la mamelle et un léviathan adulte et idéal ; d'ailleurs même lorsqu'un de ces nourrissons a été halé sur le pont d'un navire, sa forme est tellement insolite, souple et changeante que le diable lui-même ne saurait la définir.

On pourrait penser que d'après le squelette d'un cétacé échoué, sa forme exacte pourrait être évoquée avec justesse, il n'en est rien. Car c'est l'une des caractéristiques les plus curieuses du léviathan que son squelette ne donne qu'une faible idée de son aspect général. Si le squelette de Jérémie Bentham, qui fait office de candélabre dans la bibliothèque de l'un de ses exécuteurs testamentaires, donne une idée juste d'un vieux monsieur au front solide nourrissant des idées utilitaires, ainsi que toutes les caractéristiques marquantes dudit Jérémie, les articulations d'aucun léviathan ne sont susceptibles de pareilles révélations. En fait, comme le dit le grand Hunter, le seul squelette de la baleine a autant de rapport avec l'animal bien en chair que l'insecte avec la chrysalide ronde qui l'emmaillotte. La tête le démontrera particulièrement bien comme nous le verrons incidemment au cours de ce récit. Ces nageoires pectorales en sont aussi une illustration intéressante, leurs os correspondant presque exactement à ceux de la main humaine, pouce en moins. Une nageoire pectorale a quatre doigts osseux, l'index, le majeur, l'annulaire et l'auriculaire, mais ils sont enfouis dans leur vêtement de chair comme les doigts des hommes dans des moufles. Comme le disait un jour Stubb, l'humoriste : « Si cavalièrement que la baleine nous traite parfois, on ne pourra pourtant jamais dire qu'elle n'y met pas de gants. »

Pour toutes ces raisons, sous quelque angle que vous envisagiez la question, vous êtes obligé d'arriver à cette conclusion que le grand léviathan est l'unique créature au monde dont personne ne fera jamais le portrait. Il est vrai qu'un portrait peut être plus ressemblant qu'un autre, mais aucun ne peut prétendre à une exactitude parfaite, de sorte qu'il n'y a aucun moyen de découvrir de quoi a réellement l'air une baleine. La seule manière de vous faire une idée convenable de sa forme vivante, c'est d'aller vous-même à la pêche, et, ce faisant, vous ne risquez pas peu d'être défoncé et envoyé par le fond par ses soins. Il me semble dès lors qu'il vaudrait mieux pour vous de n'avoir point une curiosité trop pointilleuse au sujet du léviathan.

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 55, p. 294-295.
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