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Extrait

Un harponneur, échiquier à déchiffrer

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Cependant il se déshabillait et je vis sa poitrine et ses bras. Aussi vrai que je vis, ces parties cachées de son corps étaient un échiquier identique à son visage, tout son dos était également carrelé de noir, on aurait dit qu'il revenait d'une guerre de Trente Ans et qu'il aurait fui portant seulement une chemise d'emplâtres. Qui plus est, l'impression n'épargnait pas ses jambes, on eût cru voir une légion de grenouilles vert foncé assaillir des troncs de jeunes palmiers... Il était bien évident à présent que ce devait être quelque abominable sauvage, embarqué à bord d'un baleinier dans les mers du Sud, posant ainsi le pied en terre chrétienne. Je tremblais rien que d'y penser. De plus un vendeur ambulant de têtes, peut-être de celles de ses propres frères. Il pourrait lui venir le goût d'avoir la mienne... Seigneur ! Voyez, ce tomahawk !

Mais je n'eus pas le loisir de trembler car le sauvage se livra alors à une occupation qui me subjugua et retint toute mon attention, me convainquant que j'avais bel et bien affaire à un païen. Allant jusqu'à son lourd pardessus, ou paletot-pilote, ou noroît qu'il avait auparavant dépose sur une chaise, il en fouilla les poches et finit par en extraire une étrange figurine, informe, bossue, exactement de la couleur d'un bébé congolais de trois jours. Pensant à la tête réduite, j'en vins presque à croire un instant que cet homoncule noir était véritablement un nouveau-né conservé par un procédé identique. Puis, remarquant que cela n'avait aucune souplesse, que c'était brillant, sensiblement comme de l’ébène polie, j’en conclus que ce n’était rien de plus qu’une idole de bois, ce que cela s’avéra être en effet. Le sauvage se dirigea alors vers la cheminée vide, ôta l’écran de papier et installa sa figurine bossue, telle une quille, entre les landiers. Le chambranle de la cheminée, les briques à l’intérieur étaient couverts d’une suie épaisse, de sorte que je me disais que ce foyer était un autel ou une chapelle tout indiquée pour une idole congolaise.

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 3, p. 66-67.
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