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Extrait

« C’est merveilleusement assaisonner la bonne chère, que d’y mêler la musique »

Molière, Le Bourgeois gentilhomme, acte IV, scène 1

DORIMÈNE
Comment, Dorante, voilà un repas tout à fait magnifique !

MONSIEUR JOURDAIN
Vous vous moquez, Madame, et je voudrais qu’il fût plus digne de vous être offert.

Tous se mettent à table.

DORANTE
Monsieur Jourdain a raison, Madame, de parler de la sorte, et il m’oblige de vous faire si bien les honneurs de chez lui. Je demeure d’accord avec lui que le repas n’est pas digne de vous. Comme c’est moi qui l’ai ordonné, et que je n’ai pas sur cette matière les lumières de nos amis, vous n’avez pas ici un repas fort savant, et vous y trouverez des incongruités de bonne chère, et des barbarismes de bon goût. Si Damis, notre ami, s’en était mêlé, tout serait dans les règles ; il y aurait partout de l’élégance et de l’érudition, et il ne manquerait pas de vous exagérer lui-même toutes les pièces du repas qu’il vous donnerait, et de vous faire tomber d’accord de sa haute capacité dans la science des bons morceaux ; de vous parler d’un pain de rive, à biseau doré, relevé de croûte partout, croquant tendrement sous la dent ; d’un vin à sève veloutée, armé d’un vert qui n’est point trop commandant ; d’un carré de mouton gourmandé de persil ; d’une longe de veau de rivière, longue comme cela, blanche, délicate, et qui sous les dents est une vraie pâte d’amande ; de perdrix relevées d’un fumet surprenant ; et pour son opéra, d’une soupe à bouillon perlé, soutenue d’un jeune gros dindon cantonné de pigeonneaux, et couronnée d’oignons blancs, mariés avec la chicorée. Mais pour moi, je vous avoue mon ignorance ; et comme Monsieur Jourdain a fort bien dit, je voudrais que le repas fût plus digne de vous être offert.

DORIMÈNE
Je ne réponds à ce compliment qu’en mangeant comme je fais.

MONSIEUR JOURDAIN
Ah ! que voilà de belles mains !

DORIMÈNE
Les mains sont médiocres, Monsieur Jourdain ; mais vous voulez parler du diamant, qui est fort beau.

MONSIEUR JOURDAIN
Moi, Madame ! Dieu me garde d’en vouloir parler ; ce ne serait pas agir en galant homme, et le diamant est fort peu de chose.

DORIMÈNE
Vous êtes bien dégoûté.

MONSIEUR JOURDAIN
Vous avez trop de bonté…

DORANTE
Allons, qu’on donne du vin à Monsieur Jourdain, et à ces Messieurs et à ces dames, qui nous feront la grâce de nous chanter un air à boire.

DORIMÈNE
C’est merveilleusement assaisonner la bonne chère, que d’y mêler la musique, et je me vois ici admirablement régalée.

MONSIEUR JOURDAIN
Madame, ce n’est pas…

DORANTE
Monsieur Jourdain, prêtons silence à ces Messieurs ; ce qu’ils nous feront entendre vaudra mieux que tout ce que nous pourrions dire].

Les musiciens et la musicienne prennent des verres, chantent deux chansons à boire, et sont soutenus de toute le symphonie


PREMIÈRE CHANSON À BOIRE

Un petit doigt, Philis, pour commencer le tour :
Ah ! qu’un verre en vos mains a d’agréables charmes !
Vous, et le vin, vous vous prêtez des armes,
Et je sens pour tous deux redoubler mon amour :
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.

Qu’en mouillant votre bouche il en reçoit d’attraits,
Et que l’on voit par lui votre bouche embellie !
Ah ! l’un de l’autre ils me donnent envie,
Et de vous et de lui je m’enivre à longs traits :
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
 

SECONDE CHANSON À BOIRE

Buvons, chers amis, buvons :
Le temps qui fuit nous y convie ;
Profitons de la vie
Autant que nous pouvons :
Quand on a passé l’onde noire,
Adieu le bon vin, nos amours.
Dépêchons-nous de boire,
On ne boit pas toujours.

Laissons raisonner les sots
Sur le vrai bonheur de la vie ;
Notre philosophie
Le met parmi les pots :
Les biens, le savoir et la gloire,
N’ôtent point les soucis fâcheux ;
Et ce n’est qu’à bien boire
Que l’on peut être heureux.

Sus, sus du vin partout, versez, garçons, versez.
Versez, versez toujours, tant qu’on vous dise assez.

DORIMÈNE
Je ne crois pas qu’on puisse mieux chanter, et cela est tout à fait beau.

MONSIEUR JOURDAIN
Je vois encore ici, Madame, quelque chose de plus beau.

DORIMÈNE
Ouais. Monsieur Jourdain est galant plus que je ne pensais.

DORANTE
Comment, Madame ? pour qui prenez-vous Monsieur Jourdain ?

MONSIEUR JOURDAIN
Je voudrais bien qu’elle me prît pour ce que je dirais.

DORIMÈNE
Encore !

DORANTE
Vous ne le connaissez pas.

MONSIEUR JOURDAIN
Elle me connaîtra quand il lui plaira.

DORIMÈNE
Oh je le quitte.

DORANTE
Il est homme qui a toujours la riposte en main. Mais vous ne voyez pas que Monsieur Jourdain, Madame, mange tous les morceaux que vous avez touchés.

DORIMÈNE
Monsieur Jourdain est un homme qui me ravit.

MONSIEUR JOURDAIN
Si je pouvais ravir votre cœur, je serais…

Molière, Le Bourgeois gentilhomme, acte IV, scène 1
Librairie des bibliophiles (Jouaust), Paris, 1874
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