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Extrait

Rencontre avec Pauline

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, 1831
Raphaël de Valentin, dont la peau de chagrin exauce tous les désirs, est une figure en vue de la bonne société parisienne. À l'opéra, il fait la rencontre d'une jeune femme d'une grande beauté en qui il reconnaît sa jeune voisine, Pauline.

À l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence ; mais ils s’unirent aux applaudissements et en accrurent les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. L’enthousiasme se calma par degrés, les chants retentirent sur la scène, tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches veulent ne s’étonner de rien, ils doivent reconnaître au premier aspect d’une belle oeuvre le défaut qui les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent immobiles sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël.

Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis il vit Émile, qui, debout à
l’orchestre, semblait lui dire : – Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi ! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le matin, quand, pour un simple voeu de politesse, le talisman s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine copiait avec exactitude la posture de Valentin. Elle avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent, se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par moments, les légers marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement ; bientôt il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries ; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtements de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique ; le tulle et la dentelle
transmirent fidèlement à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton, séparés par les abîmes de la mort, respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrants parfums de l’aloès achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable ; leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence.
 Pauline !
 Monsieur Raphaël !
Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette simple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche accusait le tremblement qui faisait palpiter le corps comme palpitait le coeur.

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, Paris : Charpentier, 1839, p. 253-256.
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