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Extrait

Joachim du Bellay propose d'inventer des mots nouveaux

Joachim du Bellay, Défense et illustration de la langue française, 1549

[...] Je veux bien avertir celui qui entreprendra un grand œuvre, qu'il ne craigne point d'inventer, adopter et composer à l'imitation des Grecs, quelques mots français, comme Ciceron se vante d'avoir fait en sa langue. Mais si les Grecs et Latins eussent été superstitieux en cet endroit, qu'auraient-ils ores de quoi magnifier si hautement cette copie, qui est en leurs langues ? Et si Horace permet qu'on puisse en un long poème dormir quelquefois, est-il défendu en ce même endroit user
de quelques mots nouveaux, même quand la necessité nous y contraint ? Nul, s'il n'est vraiment du tout ignare, voire privé de sens commun, ne doute point que les choses n'ayant premierement été, puis, après, les mots avoir été inventés pour les signifier et par conséquent aux nouvelles choses être necessaire imposer nouveaux mots, principalement ès arts, dont l'usage n'est point encore commun et vulgaire, ce qui peut arriver souvent à notre poète, auquel sera nécessaire emprunter beaucoup de choses non encore traitées en notre langue. Les ouvriers (à fin que je ne parle des sciences libérales) jusques aux laboureurs mêmes, et toutes sortes de gens mécaniques, ne pourraient conserver leur métiers, s'ils n'usaient de mots, à eux usités et à nous inconnus. Je suis bien d'opinion que les procureurs et avocats usent de termes propres à leur profession, sans rien innover : mais vouloir ôter la liberté à un savant homme, qui voudra enrichir sa langue, d'usurper quelquesfois des vocables non vulgaires, ce serait restreindre notre langage, non encore assez riche, sous une trop plus rigoureuse loi que celle que les Grecs et Romains se sont donnée. Lesquels, combien qu'ils fussent, sans comparaison, plus que nous copieux et riches, néanmoins ont concédé aux doctes hommes user souvent de mots non accoutumés ès choses non accoutumées. Ne crains donc, poète futur, d'innover quelque terme en un long poème, principalement, avec modestie toutefois, analogie et jugement de l'oreille, et ne te soucie qui le trouve bon ou mauvais espérant que la posterité l'approuvera, comme celle qui donne foi aux choses douteuses, lumière aux obscures, nouveauté aux antiques, usage aux non accoutumées, et douceur aux âpres et rudes.

Joachim du Bellay, La Défense, et illustration de la langue française, Paris : E Sansot, 1905, p. 136-138.
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