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Extrait

« Demande-lui s’il veut venir souper avec moi » 

Molière, Dom Juan ou Le Festin de pierre, acte III, scène 5

DOM JUAN
Holà, ho, Sganarelle.

SGANARELLE
Plaît-il ?

DOM JUAN
Comment ? coquin, tu fuis quand on m’attaque ?

SGANARELLE
Pardonnez-moi, Monsieur, je viens seulement d’ici près. Je crois que cet habit est purgatif, et que c’est prendre Médecine que de le porter.

DOM JUAN
Peste soit l’insolent, couvre au moins ta poltronnerie d’un voile plus honnête ; sais-tu bien que celui à qui j’ai sauvé la vie est assez honnête homme, il en a bien usé, et j’ai regret d’avoir du démêlé avec lui.

SGANARELLE
Il vous serait aisé de pacifier toutes choses.

DOM JUAN
Oui, mais ma passion est [usée] pour Done Elvire, et l’engagement ne compatit point avec mon humeur ; j’aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurais me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles, je te l’ai dit vingt fois, j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire, mon cœur est à toutes les belles, et c’est à elles à le prendre tour à tour, et à le garder tant qu’elles pourront ; mais quel est le superbe édifice que je vois entre ces arbres ?

SGANARELLE
Vous ne le savez pas ?

DOM JUAN
Non, vraiment.

SGANARELLE
Bon ! c’est le tombeau que le Commandeur faisait faire lorsque vous le tuâtes.

DOM JUAN
Ah ! tu as raison. Je ne songeais pas que c’était de ce côté-ci qu’il était ; tout le monde m’a dit des merveilles de cet ouvrage, aussi bien que de la statue du Commandeur, et j’ai envie de l’aller voir.

SGANARELLE
Monsieur, n’allez point là.

DOM JUAN
Pourquoi ?

SGANARELLE
Cela n’est pas civil, d’aller voir un homme que vous avez tué.

DOM JUAN
Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme ; allons, entrons dedans.
[Le tombeau s’ouvre, où l’on voit un superbe mausolée et la statue du Commandeur]

SGANARELLE
Ah, que cela est beau, les belles statues ! le beau marbre, les beaux piliers ! ah, que cela est beau, qu’en dites-vous, Monsieur ?

DOM JUAN
Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort, et ce que je trouve d’admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé, durant sa vie, d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique quand il n’en a plus que faire.

SGANARELLE
Voici la statue du Commandeur.

DOM JUAN
Parbleu le voilà beau, avec son habit d’Empereur romain.

SGANARELLE
Ma foi, Monsieur, voilà qui est bien fait, il semble qu’il est en vie, et qu’il s’en va parler ; il jette des regards sur nous qui me feraient peur, si j’étais tout seul, et je pense qu’il ne prend pas plaisir de nous voir.

DOM JUAN
Il aurait tort, et ce serait mal recevoir l’honneur que je lui fais ; demande-lui s’il veut venir souper avec nous.

SGANARELLE
C’est une chose dont il n’a pas besoin, je crois.

DOM JUAN
Demande-lui, te dis-je.

SGANARELLE
Vous moquez-vous ? Ce serait être fou que d’aller parler à une statue.

DOM JUAN
Fais ce que je te dis.

SGANARELLE
Quelle bizarrerie ! Seigneur… je ris de ma sottise ; mais c’est mon Maître qui me la fait faire ; Seigneur Commandeur, mon Maître Dom Juan vous demande si vous voulez lui faire l’honneur de venir souper avec lui… [La Statue baisse la tête]  ha !

DOM JUAN
Qu’est-ce ? qu’as-tu ? Dis donc ? veux-tu parler ?

SGANARELLE
[Sganarelle fait le même signe que lui a fait la Statue et baisse la tête]
La statue…

DOM JUAN
Eh bien, que veux-tu dire, traître ?

SGANARELLE
Je vous dis que la statue…

DOM JUAN
Eh bien la statue,  je t’assomme, si tu ne parles.

SGANARELLE
La statue m’a fait signe.

DOM JUAN
La peste le coquin !

SGANARELLE
Elle m’a fait signe, vous dis-je,  il n’est rien de plus vrai, allez-vous-en lui parler vous-même pour voir. Peut-être…

DOM JUAN
Viens, maraud, viens, je te veux bien faire toucher au doigt ta poltronnerie, prends garde ; Le Seigneur Commandeur voudrait-il venir souper avec moi ?
[La Statue baisse encore la tête]

SGANARELLE
Je ne voudrais pas en tenir dix pistoles, eh bien, Monsieur ?

DOM JUAN
Allons, sortons d’ici.

SGANARELLE, à part
Voilà de mes esprits forts, qui ne veulent rien croire.

Molière, Dom Juan ou Le Festin de pierre, acte III, scène 5
Le Festin de pierre, comedie. Par J. B. P. de Moliere. Edition nouvelle & toute differente de celle qui a paru jusqu’à present, Amsterdam, H. Wetstein, 1683
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