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Extrait

La revue Fantaisiste, Théodore de Banville

La revue Fantaisiste, Théodore de Banville

C’est surtout dans les dessins à la plume qu’il faut étudier et admirer Rodolphe Bresdin, car en regardant sa grande lithographie, chaos effréné, luxuriance splendide où tout déborde, la végétation, la vie féroce, l’ombre effroyable, la lumière armée, on sent que l’imprimeur lithographe a été étonné comme le serait un brigadier du train assistant à la lutte des Olympiens et des Titans dans les vallées de l’Œta ; évidemment il n’a pas su gouverner son encre habituée à des travaux plus bourgeois, il nous a donné des taches empâtées, là où par surprise la lumière devait percer et se jouer ; car la lutte est éternelle et ne s’arrête pas une seconde entre les fécondes ténèbres et la lumière exterminatrice, entre l’ange noir et l’ange vermeil, et si, pendant la cent millième partie d’un instant seulement, les tenants de ce duel farouche se recueillaient pour reprendre haleine, notre astre oppressé mourrait étouffé par les créatures de la nuit, ou, dénudé par la lumière comme un globe de cristal sonore, rompant le cercle d’attraction universelle, roulerait affolé dans l’immense éther jusque sous les pieds des anges éperdus. Non, cette planche, œuvre furieuse d’un génie qui veut tout embrasser et qui fait de l’inouï et de l’impossible son air respirable et sa nourriture quotidienne, n’est pas là telle qu’elle est sortie des mains du peintre. Et pourtant, loin de moi l’idée de critiquer M. Lemercier, ouvrier habile et savant, nourri de la plus pure tradition et poussant la conscience jusqu’à la minutie excessive ; mais la lithographie de Bresdin enfantée par une fièvre chronique de deux années, réalisée sans doute par des moyens inconnus à l’artiste lui-même, n’aurait-elle pas demandé peut-être pour arriver à un tirage expressif et fidèle des combinaisons chimiques non encore tentées, un ouvrier inspiré lui-même, et, qui sait ? peut-être autant de temps qu’il en avait fallu pour la faire, car dans ce noir univers du rêve où les masses sont si larges et imposantes, fourmillent comme dans la nature des détails d’une ténuité si excessive qu’ils peuvent être détruits d’un souffle. Et ce jeu inouï de la lumière en ses gammes infinies, en ses nuances insaisissables, comment pouvait-on espérer que l’encre lithographique les respectât, si habituée qu’elle est à cacher l’infirmité de nos dessinateurs sous ses grandes taches protectrices ? Telle que nous la voyons, cette lithographie 413 devrait être l’objet d’une étude longue et approfondie, car elle apporte un art puissant, original et nouveau, mais n’oublions pas [ici, Banville fait allusion à son devoir de rendeur de compte du Salon] que nous avons à analyser fidèlement en peinture 3 146 objets, en sculpture 3 661, en gravure 3 898, en lithographie 3 982, en architecture 4 097, sans compter les monuments publics, et l’Histoire de la métallurgie, aquarelles ! Tâchons pourtant (lutte insensée !) de donner une idée initiale et vague de ce travail immense.

Sur le premier plan, une eau dormante et des végétations inextricables : chardons, roseaux échevelés et enchevêtrés, troncs difformes, monstrueux, épouvantables, aux branches recroquevillées, bossues, aiguës, affectant des poses de reptiles ; animaux-branches, ouvrant des gueules féroces ; en les regardant mieux, un monde d’animaux s’y cache. Oiseaux, reptiles, singes ironiques. Au bord de l’eau dormante, de grands oiseaux rêvent gravement. En pleine lumière une hydre aux cent griffes, aux cent gueules, aux crocs hideux, aux bras tordus ; non, c’est un tronc d’arbre aussi, mais quelle abominable douleur a pu lui inspirer de si hideuses tortures ? Puis le tertre herbu, feuillu, écrasé de frondaisons noires ; les singes y pullulent, l’œil sanglant des hiboux y éclate comme un trou de flamme, des branches triomphales en éventail, en panaches, des asters au visage de soleil, des palmes folles de joie y chantent l’hymne fulgurant de la végétation triomphante ; puis, formant deux coulisses gigantesques et démesurées qui laissent voir derrière elles la toile de fond lumineuse, deux masses d’arbres noirs, où, plus nombreuses que les étoiles célestes et que les grains de sable du fond de la mer, toutes les feuilles, millions de milliards de feuilles, par le sacrilège d’une magie inouïe, se voient, se comptent, formant cependant des figures larges et gracieuses, et sur les plus hautes branchettes, dans les hauteurs infinies du ciel, sur les petites feuilles qui naissent à peine, de petits oiseaux passent et volent et on les voit, et l’œil les suit, ailes égarées dans ces vertes dentelles végétales d’une ténuité vertigineuse, qui se découpent sur l’azur lumineux où se condensent les vapeurs fécondantes. Elles-mêmes ces grandes masses d’arbres se débattent sous des branches mortes qui, élancées devant elles, les serrent, les étreignent, boas tordus dans l’air, serpents aux bonds furieux, monstres dentelés et griffus ; l’une de ces branches a tout à fait la tête d’un serpent ailé et griffu ouvrant sa gueule sanglante où elle brandit un dard enflammé ; ici le rêve prend corps, la nature violée livre son secret, et avoue enfin qu’elle n’est qu’un entassement de monstres déchirants, occupés à s’entredévorer. Au-dessus de la composition énorme, un ciel fouillé, tourmenté, minutieusement découpé en nuées qui, comme chez Albert Dürer, ont chacune sa physionomie et son allure, océan éthéré, où chaque vague est vivante et doit avoir un nom. À côté des larges masses d’arbres, d’autres masses plus légères, découpées avec la délicatesse d’un réseau de veines, et enfin au loin, dans la pleine et sereine lumière, une ville démesurée elle-même, forêt de pierres grande comme la forêt d’arbres et faite sans doute pour le triomphe des bêtes écarlates aux cornes d’or, une ville pareille à celle où dans la rue de Timarchus, devant le roi travesti en caméléopard, une foule fanatisée chante avec exaltation : Crions à tue-tête qu’il nous a donné une plus copieuse vendange de sang que tout le vin que peut fournir la Syrie ! – Car n’en déplaise au prodigieux artiste dont la lithographie m’emporte brisé dans son fabuleux rêve et m’éblouit moi-même avec ses toutes petites blanches nuées volant en pleine lumière sous les autres nuées moins lumineuses, et sur lesquelles se découpent des branches capillaires, trouvées dans le prestige flottant et faites de rien, je ne puis prendre au sérieux le sujet qui a servi de prétexte à sa composition écrasante, Le Bon Samaritain ou Abd el-Kader secourant un chrétien. Tous les deux, le héros de charité et le héros prophète et poète, valent bien qu’on fasse un tableau exprès pour eux quand on en voudra faire. Et d’ailleurs soyons plus francs, il ne peut pas y avoir tant de feuilles dans un tableau où il y a un homme ; l’homme mangerait les feuilles ou les feuilles mangeraient l’homme. Ah ! je le répète, le vrai arbre des tableaux où brille l’homme, créature pareille aux dieux et éclatante de gloire, c’est ce petit, gracile et frêle rameau orné de deux fleurs rosées que Raphaël jette là pour montrer comment tout est peu de chose, à côté de la grandeur de l’homme. Non, Abd el-Kader ni le bon Samaritain n’existent dans votre forêt farouche dont les mille griffes et les mille gueules se hérissent en vain, légion de monstres, pour dévorer le monstre-humanité, qui, dès qu’il le voudra, d’un trait de plume sur une feuille de papier, supprimera le monstre-forêt par la main débile d’un employé du cadastre ou d’un ingénieur des ponts et chaussées.

Ainsi M. Bresdin a demeuré dans la forêt ; ainsi il en a subi les épouvantes, ainsi il les a racontées d’un crayon convulsif et d’une pointe qui crée à son gré le chaos, la lumière, les animaux horribles et les branches avides de sang. Et, en effet, dès que nous entrons dans la noire ville des feuilles, voici d’abord les sinistres enchantements et les sombres magies qui se dressent devant nous ; mais si M. Bresdin avait osé s’avancer plus loin dans le dédale et marcher résolu vers la lumière, s’il avait osé être le chevalier confiant qui regarde l’enfer d’un œil où rit la sérénité bleue et qui contre les grimaçantes visions tire résolument son glaive d’or, il aurait vu que devant les premiers éclairs du regard serein et du glaive sacré les enchantements s’en vont en fumée, les magies se dissipent, et l’harmonie, vraie âme surnaturelle des choses, rentre dans la création soumise par les dieux et par les hommes aux lois triomphante de la musique. Alors, vous la trouverez encore vivante, la grande nature, mais de sa vie réelle et non d’un cauchemar fantasmagorique ; les arbres vivent, habités par des dryades frémissantes, mais ce sont des bras amoureux qu’elles lèvent vers le ciel […].

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