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Extrait

Lettre à la princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein

Hector Berlioz, Lettre à la princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein,

Quant à nos Troyens, [...] La partition de piano est finie ; je m'en fais jouer un acte ou deux de temps en temps, pour me rendre bien compte des détails. Ce sera très difficile pour les deux grandes créatures, Cassandre et Didon ; il s'agit d'arriver à la véritable diction des scènes principales, sans laquelle, dans la passion épique, tout ne signifie rien.
Je voudrais que vous eussiez la conviction de ma reconnaissance, princesse, pour l'insistance que vous avez mise à me faire entreprendre et achever ce travail.
[...]
Quant à l'objet principal de l'œuvre, à l'expression de la passion et des sentiments, à la reproduction musicale des caractères, ce fut dès l'origine la partie la plus facile de ma tâche. J'ai passé ma vie avec ce peuple de demi-dieux ; je me figure qu'ils m'ont connu, tant je les connais. Et cela me rappelle une impression de mon enfance qui prouve à quel point ces beaux êtres antiques m'ont tout d'abord fasciné. A l'époque où, par suite de mes études classiques, j'expliquais sous la direction de mon père le douzième livre de l'Énéide, ma tête s'enflamma tout à fait pour les personnages de ce chef-d'œuvre : Lavinie, Turnus, Enée, Mézence, Lausus, Evandre, Amata, Latinus, Camille, etc, etc ; j'en devins somnambule, et, pour emprunter un vers à Hugo : « Je marchais tout vivant dans mon rêve étoilé ».
Un dimanche on me mena aux Vêpres ; le chant monotone et triste du Psaume In exitu Israel produisit sur moi l'effet magnétique qu'il produit encore aujourd'hui et me plongea dans les plus réelles rêveries rétrospectives. Je retrouvais mes héros virgiliens, j'entendais le bruit de leurs armes, je voyais courir la belle amazone Camille, j'admirais la pudique rougeur de Lavinie éplorée, et ce pauvre Turnus et son père Aunus, et sa sœur Juturne, j'entendais retentir le grand palais de Laurente... un chagrin incommensurable s'empara de moi, ma poitrine se serra, je sortis de l'église tout en larmes, et je restai pleurant sans pouvoir contenir mon affliction épique tout le reste du jour, et l'on ne put jamais obtenir de moi l'aveu de sa cause, et mes parents n'ont jamais su ni pressenti même quelles douleurs s'étaient ce jour-là emparé de mon cœur d'enfant.
N'est-ce pas là une des plus étranges et des plus glorieuses manifestations de la puissance du génie ?... un poète mort depuis des milliers d'années, bouleversant l'âme d'un garçon ignorant et naïf, par un récit transmis à travers les siècles et des tableaux dont les coups d'ailes du temps n'ont point affaibli le coloris.
[...]

Hector Berlioz, Lettre à la princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein. À Paris, le 20 juin 1859
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