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Extrait

Portrait de Childe Harold

Lord Byron, Le Pèlerinage de Childe Harold, Chant premier, 1812-1818
Byron nous présente son héros au début du texte : il fait le portrait d’un homme désabusé, dont l’exil volontaire est symétrique de l’exil intérieur du monde dont il fait l’expérience.

I.
Toi que la Grèce antique, aux jours de ses victoires,
Fit descendre des cieux pour célébrer ses gloires,
Muse ! inventée au gré de tous les ménestrels !
Depuis que parmi nous, dans leurs chants solennels,
Des lyres ont vanté ta puissance divine,
Je n’ose t’invoquer sur ta double colline ;
Cependant sur les bords de ton ruisseau sacré
J’ai promené mes pas ; longtemps j’ai soupiré
Sur les autels déserts de Delphes prophétique ;
Cependant j’ai foulé ce monde poétique
Où maintenant tout dort ; mais pour mes faibles chants
Je n’ai point des neuf Sœurs réveillé les accents.

II.
Dans l’île d’Albion, un jeune homme naguère,
Fuyant de la vertu le sentier salutaire,
Se livrait aux excès de son âge emporté ;
Ses jours dans la débauche et dans l’oisiveté
S’écoulaient fugitifs, et la nuit sous son ombre
Ne pouvait dérober ses faiblesses sans nombre.
Hélas ! des voluptés sectateur assidu,
Gloire, fierté, pudeur, il avait tout perdu !
Sans cesse environné de jeunes courtisanes,
Il n’aimait que la joie et ces beautés profanes ;
Des convives nombreux, de jeunes libertins,
Venaient de tous les rangs à ses nombreux festins.

III.
Sou nom, c’est Childe-Harold.— Qu’importe de connaitre
Les générations dont le sort le fit naitre ?
Il suffit de savoir que ses nobles aïeux
Furent, dans d’autres temps, illustres, glorieux.
Mais quand il eût jadis brillé du plus beau lustre,
Pour un vil descendant que fait un nom illustre ?
Ni le stupide orgueil d’un brillant écusson,
Ni des vers mendiés, ni tout l’art du blason,
Ne peuvent ennoblir le crime ou la bassesse ;
Où cesse la vertu l’illustration cesse.

IV.
Childe-Harold ressemblait, dans son âge étourdi,
À l’insecte qui joue au soleil de midi ;
Sans penser qu’avant l’heure où la nuit doit descendre
Un orage glacé peut venir le surprendre ;
Sans prévoir que peut-être il plaindrait ses beaux jours,
Harold à ses plaisirs s’abandonnait toujours.
Mais à peine il était au tiers de sa carrière,
Qu’il se trouva frappé par une plaie amère.
Pire que l’infortune. En son oisiveté
Il sentit les dégoûts de la satiété ;
Alors il se lassa de sa terre natale,
Et subit de l’ennui la tristesse fatale.

V.
Sans vouloir en sortir, il avait parcouru
Les dédales du vice et bravé la vertu.
Près de mille beautés sa volage jeunesse
Portait de ses soupirs la frivole tendresse,
Quoiqu’il n’en aimât qu’une... Elle seule avait fui...
Et celle qu’il aimait ne fut jamais à lui ;
Heureuse d’échapper à son amour profane !
De sa chaste beauté le voile diaphane
N’aurait pas préservé ses attraits de la mort...
Il les eût délaissés pour suivre avec transport
De vulgaires beautés. Son cœur, source de larmes,
Du bonheur conjugal n’eût pas connu les charmes.

VI.
Loin de ses compagnons Childe-Harold voulait fuir.
On dit que quelquefois se laissant attendrir,
Une larme brillait dans ses yeux pleins de flamme ;
Mais l’orgueil aussitôt venait glacer son âme ;
Une sombre tristesse, empreinte sur ses traits,
Lui faisait rechercher les lieux les plus secrets.
Il résolut enfin de quitter sa patrie
Pour visiter la Gaule et l’antique Ibérie ;
L’Italie et la Grèce appelaient ses désirs.
Rassasié d’amour, dégoûté de plaisirs,
Il semblait soupirer après le malheur même ;
Et changer d’existence était son bien suprême,

VII.
Harold abandonna son manoir paternel ;
C’était un édifice immense, solennel,
Si plein de vétusté, qu’à son aspect antique
On eut cru voir crouler le mur noir et gothique,
Quoiqu’il fut appuyé par d’énormes piliers
Qui soutenaient encor les toits hospitaliers.
Retraite monastique, aux excès condamnée,
La superstition jadis t’a profanée !
El naguère tu vis les nymphes de Paphos
Par leurs chants séducteurs troubler ton vieux repos.
Aux récits du passé s’il faut que l’homme croie,
Tu fus dans tous les temps l’asile de la joie !

VIII.
Toutefois, au milieu de ses bruyants plaisirs,
Souvent, comme agité par d’amers souvenirs,
Le chagrin sur son front passait en traits de flamme :
Mais Harold se taisait. Il n’avait point cette âme
Simple, expansive, et qui, dans ses épanchements,
Se plaît à confier ses plus secrets tourments.
Quelle que fût alors sa joie ou sa tristesse,
L’amitié n’avait plus d’attraits pour sa jeunesse ;
Il ne recherchait point ses consolations.

IX.
Personne ne l’aimait, — quoique à ses passions
Il eût associé, dans ses salles oisives,
La gaîté des festins et de nombreux convives.
Il savait que, flatteurs de sa prospérité,
Ils l’abandonneraient dans son adversité.
Personne ne l’aimait, — non pas même ces femmes
Qu’il chérissait encor dans ses plaisirs infâmes.
L’or seul et le pouvoir, voilà leur déité.
Partout où l’or se trouve accourt la volupté.
On dirait que, semblable au papillon volage,
Toute beauté s’attache au brillant étalage,
Et se laisse surprendre à de trompeurs appâts :
Mammon a des attraits qu’un ange n’auroit pas !

X.
Harold avait encore une mère chérie ;
 Il ne l’oublia point en quittant sa patrie,
Quoiqu’il l’eût évitée au moment des adieux.
Une sœur qu’il aimait le vit fuir de ces lieux,
Sans un embrassement, un signe de tristesse.
S’il avait des amis, aucun n’eut la promesse
D'une lettre lointaine ou d’un court souvenir.
Ne croyez pas pourtant que, prompt à s’endurcir,
Harold eût méconnu les droits de la nature :
Tous qui savez aimer, vous savez ce qu’endure
Un cœur que les adieux brisent cruellement,
Et dont on espérait adoucir le tourment !

Lord Byron, Le Pèlerinage de Childe Harold, traduction de Guillaume Pauthier, Paris : A. Dupont, 1828, p. 5-10.
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