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Extrait

Les peuples barbares

Gustave Flaubert, Salammbô, 1862
Après une terrible défaite contre les troupes de Carthage, les Mercenaires survivants se regroupent pour reprendre le combat. Une multitude de peuples d’Afrique se joint à eux.

Ce n’étaient pas les Libyens des environs de Carthage ; depuis longtemps, ils composaient la troisième armée ; mais les nomades du plateau de Barca, les bandits du cap Phiscus et du promontoire de Derné, ceux du Phazzana et de la Marmarique. Ils avaient traversé le désert en buvant aux puits saumâtres maçonnés avec des ossements de chameau ; les Zuaèces, couverts de plumes d’autruche, étaient venus sur des quadriges ; les Garamantes, masqués d’un voile noir, assis en arrière sur leurs cavales peintes ; d’autres sur des ânes, sur des onagres, sur des zèbres, sur des buffles ; et quelques-uns traînaient avec leurs familles et leurs idoles le toit de leur cabane en forme de chaloupe. Il y avait des Ammoniens aux membres ridés par l’eau chaude des fontaines ; des Atarantes, qui maudissent le soleil ; des Troglodytes, qui enterrent en riant leurs morts sous des branches d’arbres ; et les hideux Auséens, qui mangent des sauterelles ; les Achyrmachides, qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent des singes.
Tous s’étaient rangés sur le bord de la mer, en une grande ligne droite. Ils s’avancèrent ensuite comme des tourbillons de sable soulevés par le vent. Au milieu de l’isthme, leur foule s’arrêta, les Mercenaires établis devant eux, près des murailles, ne voulant point bouger.
Puis, du côté de l’Ariane, apparurent les hommes de l’Occident, le peuple des Numides. En effet, Narr’Havas ne gouvernait que les Massyliens ; et d’ailleurs, une coutume leur permettant après les revers d’abandonner leur roi, ils s’étaient rassemblés sur le Zaine, puis l’avaient franchi au premier mouvement d’Hamilcar. On vit d’abord accourir tous les chasseurs du Malethut-Baal et du Garaphos, habillés de peaux de lion, et qui conduisaient avec la hampe de leurs piques de petits chevaux maigres à longue crinière ; puis marchaient les Gétules dans des cuirasses en peau de serpent ; puis les Pharusiens, portant de hautes couronnes faites de cire et de résine ; et les Caunes, les Macares, les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un bouclier rond en cuir d’hippopotame. Ils s’arrêtèrent au bas des Catacombes, dans les premières flaques de la Lagune.
Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aperçut à l’endroit qu’ils occupaient, et comme un nuage à ras du sol, la multitude des Nègres. Il en était venu du Harousch-blanc, du Harousch-noir, du désert d’Augyles et même de la grande contrée d’Agazymba, qui est à quatre mois au sud des Garamantes, et de plus loin encore ! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la crasse de leur peau noire les faisait ressembler à des mûres longtemps roulées dans la poussière. Ils avaient des caleçons en fils d’écorce, des tuniques d’herbes desséchées, des mufles de bêtes fauves sur la tête, et, hurlant comme des loups, ils secouaient des tringles garnies d’anneaux et brandissaient des queues de vache au bout d’un bâton, en manière d’étendards.
Puis derrière les Numides, les Maurusiens et les Gétules, se pressaient les hommes jaunâtres répandus au-delà de Taggir dans les forêts de cèdres. Des carquois en poils de chat leur battaient sur les épaules, et ils menaient en laisse des chiens énormes, aussi hauts que des ânes, et qui n’aboyaient pas.
Enfin, comme si l’Afrique ne s’était point suffisamment vidée, et que, pour recueillir plus de fureurs, il eût fallu prendre jusqu’au bas des races, on voyait, derrière tous les autres, des hommes à profil de bête et ricanant d’un rire idiot ; misérables ravagés par de hideuses maladies, pygmées difformes, mulâtres d’un sexe ambigu, albinos dont les yeux rouges clignotaient au soleil ; tout en bégayant des sons inintelligibles, ils mettaient un doigt dans leur bouche pour faire voir qu’ils avaient faim.

Gustave Flaubert, Salammbô, Paris, Charpentier, 1879, pp. 251-253.
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