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Extrait

Confession d’Achab

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Starbuck vit le vieil homme, il vit combien lourdement il se penchait par-dessus la rambarde et il lui sembla entendre, au plus intime de son propre cœur, l'infini sanglot arraché au sein de la sérénité environnante. Attentif à ne pas le troubler, à n'être pas vu de lui, il s'approcha toutefois et se tint à ses côtés.

Achab se retourna :
 Starbuck !
 Sir !
 Oh ! Starbuck ! la douceur du vent est si tendre, le ciel si clément. C'est par un tel jour — d'une pareille bénignité — que, harponneur de dix-huit ans, j'ai piqué ma première baleine. Il y a quarante ans... quarante ans passés, passés ! Quarante ans d'incessante chasse à la baleine ! Quarante ans de privations, de dangers, de tempêtes ! Quarante ans sur la mer impitoyable ! depuis quarante ans, Achab a abandonné la terre paisible pour mener la guerre contre les horreurs des abîmes marins ! Oui, Starbuck, sur ces quarante ans je n'en ai pas passé à terre plus de trois. Quand je pense à ma vie, à la solitude désolée qu'elle a été, à cette citadelle qu'est l'isolement d'un capitaine qui admet si peu, en ses murs, la sympathie de la campagne verdoyante du dehors... Oh ! lassitude, oh ! fardeau ! Noir esclavage d'un commandement solitaire !... quand je pense à tout cela que je n'avais fait qu'entrevoir et qui s'impose à moi aujourd'hui... et comment pendant quarante ans je n'ai vécu que d'une nourriture salée, symbole de l'aride nourriture de mon âme !... quand le plus pauvre des terriens a chaque jour un fruit frais à portée de main, et peut rompre le pain frais du monde au lieu de mes quignons moisis... loin, si loin... des océans entiers me séparant de cette femme-enfant que j'ai épousée à passés cinquante ans, faisant voile le lendemain pour le cap Horn, ne laissant que l'empreinte de ma tête sur l'oreiller de mes noces... une épouse ? une femme ?.. non, une veuve plutôt dont le mari est vivant ! Oui, j'ai fait une veuve de cette pauvre fille quand je l'ai épousée, Starbuck ! Et puis la folie, la frénésie, le sang qui bout et le front qui fume, avec lesquelles des milliers de fois le vieil Achab a mis à la mer, pour chasser furieusement sa proie à travers l'écume — moins homme que démon ! — oui, oui, pendant quarante ans le vieil Achab a été fou, fou, un vieux fou ! Et pourquoi le combat de cette poursuite ? À quoi cela a-t-il servi de se rompre les bras de fatigue aux avirons, au fer, à la lance ? Achab en est-il plus riche ou meilleur maintenant ? Regarde. Oh ! Starbuck ! Ne fut-ce pas cruel, qu'accablé d'un lourd fardeau, une pauvre jambe m'ait été arrachée ? Allons, repoussons ces vieux cheveux, ils m'aveuglent et je semble pleurer. Jamais chevelure si grise n'a germé ailleurs que sur des cendres. Mais ai-je l'air si vieux, si terriblement vieux, Starbuck ? Je me sens mortellement faible, courbé, voûté, comme si j'étais Adam titubant sous le poids des siècles accumulés depuis le temps du Paradis. Seigneur ! Seigneur !... brisez mon cœur ! écrasez mon cerveau ! Dérision ! dérision, amère dérision, cruelle dérision des cheveux gris, ai-je vécu assez de joie pour vous porter, pour me sentir si intolérablement vieux ? Plus près ! tiens-toi près de moi, Starbuck ! Permets-moi de regarder dans un regard d'homme, c'est plus salutaire que de contempler la mer ou le ciel, ou de lever les yeux vers Dieu. Par la terre verte et le foyer brillant, c’est là, la boule des magiciens, je vois ma femme et mon enfant dans ton œil. Non, non, reste à bord, à bord ! ne mets pas à la mer avec lui quand Achab marqué au feu donnera la chasse à Moby Dick. Tu ne courras pas ce risque. Non, non ! pas avec le foyer lointain que je vois dans tes yeux !

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 132, p. 540-542.
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