Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Désillusion dans les loges

Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, 1839
Le jeune Lucien de Rubempré, jeune poète plein d’idéalisme fraîchement débarqué à Paris, se retrouve confronté au cynisme des intrigues mondaines qui régissent la vie littéraire parisienne. Il se rend au théâtre du Panorama-Dramatique avec son ami journaliste, Etienne Lousteau. Ce premier contact avec le monde du théâtre le laisse amer.

Étienne et Lucien entrèrent dans une loge d’avant-scène, au rez-de-chaussée où ils trouvèrent le directeur du théâtre et Finot. En face, Matifat était dans la loge opposée avec un de ses amis nommé Camusot, un marchand de soieries qui protégeait Coralie, et accompagné d’un honnête petit vieillard, son beau-père. Ces trois bourgeois nettoyaient le verre de leur lorgnette en regardant le parterre, dont les agitations les inquiétaient. Les loges offraient la société bizarre des premières représentations : des journalistes et leurs maîtresses, des femmes entretenues et leurs amants, quelques vieux habitués de théâtres friands de premières représentations, des personnes du beau monde qui aiment ces sortes d’émotions. Dans une première loge se trouvait le directeur général et sa famille qui avait casé du Bruel dans une administration financière où le faiseur de vaudevilles touchait les appointements d’une sinécure. Lucien, depuis son dîner, voyageait d’étonnements en étonnements. La vie littéraire, depuis deux mois si pauvre, si dénuée à ses yeux, si horrible dans la chambre de Lousteau, si humble et si insolente à la fois aux galeries de bois, se déroulait avec d’étranges magnificences et sous des aspect singuliers. Ce mélange de hauts et de bas, de compromis avec la conscience, de suprématies et de lâchetés, de trahisons et de plaisirs, de grandeurs et de servitudes, le rendait hébété comme un homme attentif à un spectacle inouï.

« Croyez-vous que la pièce de du Bruel vous fasse de l’argent ? dit Finot au directeur.
 La pièce est une pièce d’intrigue où du Bruel a voulu faire du Beaumarchais. Le public des boulevards n’aime pas ce genre, il veut être bourré d’émotions. L’esprit n’est pas apprécié ici. Tout, ce soir, dépend de Florine et de Coralie, qui sont ravissantes de grâce, de beauté. Ces deux créatures ont des jupes très courtes, elles dansent un pas espagnol, elles peuvent enlever le public. Cette représentation est un coup de cartes. Si les journaux me font quelques articles spirituels, en cas de réussite, je puis gagner cent mille écus.
 Allons, je le vois, ce ne sera qu’un succès d’estime, dit Finot.
 Il y a une cabale montée par les trois théâtres voisins, on va siffler quand même ; mais je me suis mis en mesure de déjouer ces mauvaises intentions. J’ai surpayé les claqueurs envoyés contre moi, ils siffleront maladroitement. Voilà deux négociants qui, pour procurer un triomphe à Coralie et à Florine, ont pris chacun cent billets et les ont donnés à des connaissances capables de faire mettre la cabale à la porte. La cabale, deux fois payée, se laissera renvoyer, et cette exécution dispose toujours bien le public.
 Deux cents billets ! quel gens précieux ! s’écria Finot.
 Oui, avec deux autres jolies actrices aussi richement entretenues que Florine et Coralie, je me tirerais d’affaire. »

Depuis deux heures, aux oreilles de Lucien, tout se résolvait par de l’argent. Au théâtre comme en librairie, en librairie comme au journal, de l’art et de la gloire il n’en était pas question. Ces coups du grand balancier de la Monnaie, répétés sur sa tête et sur son cœur, les lui martelaient. Pendant que l’orchestre jouait l’ouverture, il ne put s’empêcher d’opposer aux applaudissements et aux sifflets du parterre en émeute les scènes de poésie calme et pure qu’il avait goûtées dans l’imprimerie de David, quand tous deux ils voyaient les merveilles de l’Art, les nobles triomphes du génie, la gloire aux ailes blanches. En se rappelant les soirées du cénacle, une larme brilla dans les yeux du poète.

« Qu’avez-vous ? lui dit Étienne Lousteau.
 Je vois la poésie dans un bourbier, dit-il.
 Eh ! mon cher, vous avez encore des illusions.
 Mais faut-il donc ramper et subir ici ces gros Matifat et Camusot, comme les actrices subissent les journalistes, comme nous subissons les libraires ? […] »

  • Lien permanent
    ark:/12148/mmk9647sb4jhh